D'abord reçue avec incrédulité, l'annonce de la mort soudaine à 58 ans de Jean Véronis, dimanche 8 septembre, des suites d'un accident, a semé la consternation dans la blogosphère et sur Twitter, où elle a été ébruitée dans la nuit du mardi 10 au mercredi 11 septembre. Universitaire et blogueur français, professeur de linguistique et d'informatique à l'université d'Aix-Marseille, consultant auprès de diverses entreprises et lui-même créateur d'entreprise, @aixtal, son pseudonyme sur Twitter, n'avait en effet ni l'âge ni l'allure à figurer dans l'actualité nécrologique. Marié et père d'une fille, Jean Véronis était né le 3 juin 1955 à Toulon, dans le Var. Avant la France, il avait enseigné aux Etats-Unis.
Sur le Web français, Jean Véronis se fait connaître tôt dans le milieu des blogs qui seront appelés "influents", avant que le mot devienne un repoussoir. Son statut d'universitaire le distingue. A l'origine destiné à ses étudiants, son blog sur les "Technologies du langage" attire l'attention. Ouvert en 2004, il est classé par Le Monde.fr en avril 2006 à la dixième place d'une liste des "15 blogueurs leaders d'opinion sur la Toile", et reçoit environ 1 500 visites par jour, ce qui est beaucoup à l'époque. Son sujet peut paraître un peu austère de prime abord, mais bien vite le succès dépasse le cadre de l'université.
Parce qu'on y parle aussi de Google, de moteurs de recherche et de mots-clés, sa thématique s'est naturellement retrouvée au cœur des préoccupations de nombreux internautes. Il séduit aussi par sa capacité à se servir de procédés, de petits outils informatiques pour produire des statistiques et proposer des interfaces originales, permettant à ses lecteurs de découvrir, par exemple, quel homme politique est le plus cité dans les sources de presse, ou lequel utilise le plus tel ou tel mot...
A une époque où les billets d'opinion étaient encore la forme reine, cette richesse de contenu le fait sortir du lot. Lui fait du "datajournalisme" avant que le mot ne soit à la mode. Et s'enflamme, comme tout le milieu des blogueurs, lors de la campagne présidentielle de 2007, une des premières où "le Web compte plus que jamais" (comme la précédente et la suivante). A cette occasion, Jean Véronis avait élargi son travail à l'actualité politique et à l'édition sous une forme plus classique, d'abord en cosignant, en avril 2007, avec son épouse, Estelle Véronis, et Nicolas Voisin, futur fondateur du site d'info Owni et d'une agence de communication, un livre d'entretiens avec François Bayrou : Confidences (Max Milo).
La question du langage, dans cette campagne marquée par un certain verbe sarkozien, contrastant avec l'éloquence traditionnelle, avait naturellement passionné les observateurs et, au-delà, un vaste public. En mars 2008, il revenait avec brio et profondeur sur ce phénomène, en publiant avec le linguiste Louis-Jean Calvet Les Mots de Nicolas Sarkozy (Seuil), décryptant, notamment à l'aide de ses outils d'analyse informatique des textes, "les mots de la victoire", écrits le plus souvent par Henri Guaino mais interprétés par le candidat avec un "parler mal" délibéré.
Par la suite, décortiquer le babil des politiques restera toujours un de ses plaisirs : en mars 2012, sur le "blog d'observation du web politique" Politicosphère, qu'il avait créé sur le site du Monde avec la société Linkfluence, il écrira encore avec verve sur l'usage intensif du "je" de Nicolas Sarkozy, puis en mai sur l'inoubliable anaphore "Moi président…" du candidat François Hollande.
"UN DES PÈRES DE L'ANALYSE SÉMANTIQUE EN FRANCE"
Jean Véronis était ami et compère d'une autre célébrité de la blogosphère : Benoît Raphaël, ex-rédacteur en chef du Post.fr et créateur, entre autres, du Lab d'Europe 1, site d'actualité politique. Ensemble, ils avaient lancé la start-up Trensboard, autour d'un outil visant, grâce à un algorithme qu'il avait développé, à permettre aux médias "d'analyser et prédire" les sujets susceptibles de faire du bruit – ou plutôt du buzz – sur les blogs et les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter.
Benoit Raphaël déplore la perte d'un "frère" : "C'était le projet d'entreprise dans lequel il avait mis un bout de son héritage, ses idées et ses algorithmes." Cet outil de suivi de l'activité du Web et des réseaux sociaux avait été vendu à une dizaine de médias, indique le consultant et entrepreneur qui, avec Jean Véronis, préparait son lancement aux Etats-Unis. Jean Véronis, souligne-t-il, était "un des pères de l'analyse sémantique en France, et notamment de la reconnaissance du langage et de l'analyse de communautés. Ce sont des champs qui se développent et font partie de cet univers qu'on appelle le big data".
Benoit Raphaël rappelle aussi que Jean Véronis avait participé, pour la partie recherche, à la plateforme Wikio, réputée pour sa capacité à faire "remonter" des billets intéressants et pour son fameux "classement". En parallèle, il était également consultant pour diverses entreprises, comme France Télécom-Orange ou Pages Jaunes. "Jean Véronis, estime Benoit Raphaël, avait une forme de génie. Il avait son univers, avec une forme de poésie, avec beaucoup de panache et d'humour. Il adorait les défis intellectuels, lisait beaucoup, sur l'intelligence artificielle, les robots… Mais il avait aussi une grande conscience de la société dans laquelle il vivait."
La multitude des hommages sur Internet à l'annonce de sa disparition illustre l'ensemble des "sphères" qu'il touchait : non seulement le monde de la recherche sur la linguistique et les technologies du langage, mais aussi la blogosphère politique. "Je ne connaissais pas Jean Véronis [...]. Je me nourrissais de ses recherches, de ses curiosités, du savoir qu'il partageait avec moi et avec la foule de ses lecteurs", écrit ainsi sur son blog Affordance Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l'information à l'IUT de La Roche-sur-Yon. Ce collègue universitaire et blogueur lui dit un "grand merci" pour "avoir cru à la promesse originelle du Web : un homme, une page, une adresse. Pour avoir fait de cette adresse, de cette page, un lieu de rencontre, un lieu de partage. Présence ténue à l'échelle du bruit planétaire. Mais incontestablement, promesse tenue."
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