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Internet, ou l’inversion du capitalisme

Dans l’économie numérique, le consommateur devient le produit que s’échangent les entreprises, et le travailleur est remplacé par l’ordinateur qui analyse les données, constate Pierre Desjardins, professeur de philosophie émérite au Canada.

Publié le 13 février 2015 à 19h04, modifié le 19 août 2019 à 13h26 Temps de Lecture 4 min.

Un entrepôt d Amazon aux Etats-Unis.

Gratuit ! Tel est le mot-clé qui inspire tous ceux et celles qui, par milliards, naviguent sur le Web. Selon de nombreux experts, cette manne d’informations représente la plus grande révolution de ce siècle, et elle ne fait que commencer. Un capitalisme mieux adapté et plus « cool » se mettrait en place.

« Big Brother » a perdu son air d’autorité. Il a pris l’allure d’un copain sympathique et convivial sur qui nous pouvons compter pour tout savoir. Certains voient même dans ce partage d’informations l’avènement d’une nouvelle forme de socialisme planétaire. Les « hippies » de la Silicon Valley auraient-ils donc réussi à travers la naissance d’Internet à mettre en place un nouvel ordre social ? Beaucoup en sont persuadés !

Mais ne soyons pas dupes : le nouveau « deal » qu’offre Internet est une forme sophistiquée de capitalisme avancé, un renforcement du capitalisme par l’inversion en douceur de ses normes traditionnelles. Dans cette inversion, nous sommes transformés en simples produits que se vendent et se partagent les entreprises. Celles-ci nous consomment en nous achetant auprès des gros serveurs d’Internet, de la même façon qu’autrefois nous consommions leurs produits.

Rappelons que, dans le capitalisme traditionnel selon Adam Smith, la tension créée entre l’offre et la demande activait et régulait le marché. Or, avec Internet, ces deux éléments se confondent pour ne former qu’une seule et même chose. Avant même que nous ayons demandé quoi que ce soit, grâce aux portraits-robots que les entreprises ont obtenus de nous par l’entremise des serveurs d’Internet, nous sommes déjà comblés de ce qu’elles nous offrent.

Le jeu de l’offre et de la demande s’est déplacé

Car au fur et à mesure que nous allons chercher gratuitement de l’information, nous en donnons également beaucoup. En fait, nous fournissons aux serveurs une quantité incroyable de renseignements. Appâtés ainsi innocemment dans le giron de l’information gratuite, nous sommes d’abord judicieusement formatés en portraits-robots par les algorithmes d’Internet.

Ensuite, ces portraits sont modélisés par les serveurs afin d’être vendus aux entreprises. La plus-value est désormais constituée par le nombre d’acheteurs potentiels de biens et services qu’un serveur peut vendre aux entreprises. Le travail de ces serveurs consiste, par conséquent, à nous rendre toujours plus accrochés en nous fournissant toujours plus d’informations gratuites.

Le jeu de l’offre et de la demande s’est déplacé. Il se situe désormais entre les serveurs Internet et les entreprises de production. Et c’est beaucoup plus qu’une simple clientèle ciblée qu’offriront bientôt ces serveurs pour répondre aux demandes des entreprises de production : c’est également de l’intelligence artificielle. Notons qu’à lui seul, Google y dépense aujourd’hui 10 milliards par an. Et ce n’est qu’un début.

Quant à nous, déjà transformés en simples produits de vente, notre espace de liberté risque de se voir encore réduit davantage. Le gros du travail sera de moins en moins le fruit d’êtres humains comme c’était le cas dans le capitalisme traditionnel, mais bien celui de l’intelligence artificielle. Cela veut donc dire que c’est non seulement notre rôle de consommateur qui nous échappera, mais bientôt également celui de travailleur.

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Historiquement, rappelons que c’est la formation de la classe moyenne et son accès à la consommation qui ont sauvé le capitalisme de ce que Marx avait identifié à son époque comme étant un système économique nécessairement voué à l’échec. Une question pointe donc à l’horizon : ce capitalisme inversé permettra-t-il à long terme de maintenir une classe moyenne suffisamment prospère ? Si le développement de l’intelligence artificielle nous permet d’envisager une production moins onéreuse dans un proche avenir, celle-ci sera-t-elle profitable financièrement à l’ensemble de la population, ou restera-t-elle l’apanage des bonzes d’Internet et des grandes entreprises ?

État monopolistique

On ne voit pas très bien à quoi pourront servir dans deux ou trois décennies des métiers comme ceux de fonctionnaire, de traducteur, d’agent d’assurances, de courtier, de vendeur, d’enseignant et même, pourquoi pas, d’avocat, de médecin, de pharmacien : tous ces métiers pouvant être progressivement remplacés par l’intelligence artificielle. Ne resteront alors que de petits métiers manuels ou encore des métiers créatifs mais peu lucratifs, comme ceux d’artiste ou d’artisan.

On peut, d’ores et déjà, prévoir que, si rien n’est changé, cette forme de capitalisme à l’envers éradiquera une grande partie de la classe moyenne actuelle en la faisant basculer dans un no man’s land. Sans emploi, cette vaste classe ne pourra plus se payer aucun luxe. Privé ainsi de la majeure partie de sa plus-value comme source de profit, ce système économique sera-t-il encore viable ?

Il n’est pas normal qu’un petit nombre d’individus s’approprie le savoir de l’humanité. L’état monopolistique dans lequel se trouvent les serveurs d’Internet devient problématique. Actuellement, 90 % du marché des moteurs de recherche revient à Google, avec des revenus de 50 milliards. Amazon et eBay contrôlent presque la totalité du commerce Internet. Ne faudrait-il pas revenir à une saine concurrence ?

Sous la coupole des géants d’Internet, c’est toute la sphère économique qui a un besoin urgent d’être démocratisée. Nous devrions tous profiter des prouesses de l’intelligence artificielle que ces gros serveurs développent aujourd’hui en catimini avec de grandes entreprises. Le capitalisme inversé d’Internet prend malheureusement aujourd’hui la forme d’un lourd nuage noir qui se gonfle au-dessus de nos têtes. N’attendons pas qu’il nous tombe dessus avant de changer les choses !

Pierre Desjardins (professeur de philosophie émérite du « collège universitaire » Montmorency, université de Laval, Québec, Canada).

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