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Cinquante ans après sa fermeture, l’usine d’amiante de Corse reste un problème insoluble

Le site de Canari, qui produisait jusqu’à 28 000 tonnes de minerai par jour dans les années 1960, coûte des millions d’euros pour être mis en sécurité.

Le Monde

Publié le 28 août 2015 à 21h33, modifié le 03 septembre 2015 à 14h53

Temps de Lecture 5 min.

L'usine d'amiante de Canari, au Cap Corse, en 2015.

L’usine d’amiante de Canari, au Cap Corse, dans le nord de l’île de Beauté, a fermé définitivement ses portes le 12 juin 1965. Cinquante ans plus tard, cette friche industrielle et sa carrière continuent, année après année, d’engloutir des millions d’euros d’argent public, dépensés dans le seul but de limiter la menace qu’elles font peser sur l’environnement.

Lorsque la commune de Canari (Haute-Corse) décide, en 1973, de racheter le site pour un franc symbolique à Eternit, le géant français de l’amiante qui l’exploitait, elle est loin de se douter des tracas qu’il lui causerait. A flanc de colline, au bord de la route pittoresque du Cap Corse, entre montagne et mer, les anciens bâtiments de l’usine paraissent aujourd’hui difficiles à désamianter ou même à dynamiter. « Si on détruisait le site, les fibres d’amiante s’envoleraient dans l’air, se désole Armand Guerra, maire de Canari, réélu en 2014 (sans étiquette), qui a travaillé dans les bureaux de l’usine de 1959 à 1964. Laisser le bâtiment tel quel est le seul moyen de se protéger de la poussière toxique. »

Comme le relève un rapport d’information du Sénat de 2005, à cause de sa position topographique, de l’impact potentiel sur l’activité touristique, de l’ampleur du chantier et des impératifs de sécurité de plus en plus drastiques, la réhabilitation du site paraît aujourd’hui des plus improbables. A chaque fois que des travaux sont entrepris, les contraintes se multiplient : mesures de la concentration en amiante, port de combinaisons et de masques réglementaires, temps de travail fortement réduit, ou encore arrosage régulier du site pour empêcher les poussières de s’envoler. Aucune étude portant sur la destruction potentielle de l’ancienne usine n’a pour l’heure été menée.

Ce statu quo coûte très cher. Entre 2009 et 2014, des travaux de « mise en sécurité » ont été financés par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), pour un total de près de 12 millions d’euros, et par le Fonds européen de développement régional. Il s’agissait notamment d’empêcher les éboulements sur la route en contrebas de la carrière d’amiante. De nouveaux travaux sont à l’étude, car les intempéries ont provoqué des glissements de terrain au printemps. Coût estimé par l’Ademe : 2,6 millions d’euros.

« L’industrie la plus florissante de l’île »

A flanc de colline, au bord de la route pittoresque du Cap Corse, entre montagne et mer, les anciens bâtiments de l’usine paraissent aujourd’hui difficiles à désamianter ou à dynamiter.

Avant de devenir le cauchemar de la municipalité, l’usine de Canari a dynamisé l’économie de toute la région. Le filon d’amiante avait été découvert en 1898, mais son exploitation, par la société Eternit, n’a commencé que dans les années 1920. Le minage de cette fibre minérale aux propriétés ignifuges a d’abord été artisanal, jusqu’à la construction d’une imposante usine, achevée en 1953. La production a alors crû en flèche jusqu’à atteindre 28 000 tonnes de minerai par an. Un résultat qui a un temps placé la France au 7e rang mondial pour la production d’amiante, grâce au seul site de Canari. Celui-ci couvrait un cinquième des besoins industriels français en 1962.

« Après la guerre, quelque trois cents familles sont venues s’installer à Canari et dans les villages environnants, sans compter ceux qui travaillaient pour les sous-traitants, raconte Armand Guerra. Ces familles étaient des continentaux, mais aussi des Italiens et des Polonais. On dansait tous les week-ends et les bars étaient pleins ! »

« L’usine a permis de restaurer beaucoup de maisons en ruines, dont les habitants avaient quitté le village, faute de travail. On a même pu créer un centre culturel. A cette époque, Canari était une municipalité riche », renchérit son premier adjoint, Thierry Santini. L’exploitation de l’amiante était devenue « l’industrie la plus florissante de l’île », affirme Guy Meria, auteur de L’Aventure industrielle de l’amiante en Corse (éditions Alain Piazzola, 2004). L’acheminement du minerai vers le continent représentait alors à lui seul le tiers de l’activité du port de Bastia.

Nuées de poussière grisâtre

Nul ne s’imaginait alors que l’amiante pouvait tuer. « Le matin, quand j’arrivais au travail, mon bureau était recouvert de deux centimètres de poussière d’amiante. Je passais un coup de chiffon », se souvient Armand Guerra. Des masques étaient mis à disposition des ouvriers, mais ils ne les portaient guère, les jugeant trop inconfortables. A l’extérieur de l’usine et de la carrière, des nuées de poussière grisâtre étaient constamment en suspension dans l’air et recouvraient les zones environnantes.

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De graves soupçons ont bientôt commencé à peser sur la nocivité de l’amiante. Des ouvriers sont tombés malades. « La médecine du travail savait, l’inspection du travail aussi, mais on ne les voyait jamais sur le site », assure Armand Guerra. En 1963, un délégué syndical découvre par hasard les radiographies d’ouvriers envoyées par la Sécurité sociale à l’employeur, qui n’avait rien dit. Il était clairement indiqué dans ces dossiers que plusieurs ouvriers étaient atteints d’asbestose, une maladie chronique de l’appareil pulmonaire due à l’inhalation prolongée de fibres d’amiante.

« Il avait été démontré dès les années 1930 au Royaume-Uni que l’amiante était à l’origine de maladies professionnelles », tonne le retraité Guy Meria, ancien inspecteur des affaires sanitaires et sociales. Il a passé des années à rechercher d’anciens ouvriers de l’usine pour analyser leurs dossiers médicaux. « En 2001, parmi les 583 personnes auprès desquelles j’ai pu enquêter, 73 étaient décédées des suites de l’amiante, soit 12,5 %. Aujourd’hui, je pense que l’on a dû dépasser la centaine de victimes. » Impossible d’être plus précis. Guy Meria n’a pu retrouver la trace de la totalité des 1 413 ouvriers qui ont travaillé sur le site, ni des employés des sous-traitants ou des anciens habitants de Canari et des environs.

Déchets déversés en mer

Les dégâts ont aussi été maritimes. Dès 1948, les déchets de l’usine d’amiante ont été déversés en mer, à quelques kilomètres du site, à proximité de la marina d’Albo. D’après les estimations de Guy Meria, l’usine a déversé près de 12 millions de tonnes de « stériles » – les débris de la carrière – dans la mer, alors même qu’un arrêté préfectoral le lui avait interdit.

La marina d'Albo.

Lorsque l’usine a fermé ses portes, en 1965, Eternit a invoqué la concurrence de l’amiante du Canada, vendu moins cher. L’exploitant avait par ailleurs demandé un prêt à l’Etat pour moderniser ses installations, y compris sur le plan sanitaire, ce qui lui avait été refusé.

Des décennies de démarches ont été nécessaires pour que les victimes de l’amiante et leurs familles soient reconnues comme telles. Au début des années 2000, la création du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante a permis le versement de plusieurs millions d’euros. Mais nombre de morts prématurées n’ont pu être directement liées à la fibre. Des « demandes de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur » ont été déposées, selon le rapport d’information du Sénat, validées pour la première fois en 2004 par le tribunal des affaires de sécurité sociale de la Haute-Corse.

Cinquante ans après la fermeture de l’usine, la commune de Canari a organisé une exposition photographique et érigé une stèle face à la friche. Pour Armand Guerra, il fallait rendre ainsi « un hommage à tous les travailleurs qui, dans la poussière, sans protection, et dans des conditions de travail très pénibles, ont souffert dans ce que l’on appelait l’enfer blanc ».

Loup Espargilière

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