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La culture hipster, un business qui a tout pour durer

Cette bohème néolibérale, souvent caricaturale dans sa façon de s’habiller ou de manger, sait mieux que quiconque allier mode de vie alternatif et sens des affaires.

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Publié le 25 août 2015 à 19h06, modifié le 28 août 2015 à 18h23

Temps de Lecture 6 min.

Né dans le milieu du jazz des années 1940, le terme « hipster »  désigne aujourd’hui une attitude anticonformiste « hip » (« branchée »).

A force d’entendre moquer leur chemise à carreaux et leur fixie (vélo à pignon fixe), leurs chips de kale et leur barbe, on pensait les hipsters en voie d’extinction. Mais ils semblent plus solides que l’air du temps qu’ils expirent.

D’ailleurs, leur mode de vie et leurs codes stylistiques dépassent largement les frontières des quartiers dans lesquels ils ont émergé (3e arrondissement et Est parisien, Brooklyn à New York, Shoreditch à Londres, Kreuzberg et Prenzlauer Berg à Berlin, Södermalm à Stockholm). Ils s’installent même rive gauche à partir du 3 septembre.

A la lisière de Saint-Germain-des-Prés, dernière enclave des intellectuels parisiens, Le Bon Marché (7e arrondissement), temple de la bourgeoisie depuis plus d’un siècle, s’aventure du côté bohème de la force en consacrant son exposition annuelle au quartier de Brooklyn qui, s’il était une ville, serait la cinquième des Etats-Unis en nombre d’habitants, juste derrière Chicago. On pourra donc s’offrir, rue de Sèvres, un tatouage assorti à une besace en cuir végétal ou grignoter un brookie, savant mélange de cookie et de brownie.

Brooklyn, le berceau

Banlieue très pauvre pendant la majeure partie du XXe siècle, Brooklyn a vu grandir les réalisateurs Woody Allen et Spike Lee et le rappeur Jay-Z. Elle a commencé, dans les années 1990, à attirer une population peu fortunée fuyant les loyers exorbitants de Manhattan, avant de devenir une destination de choix d’une jeunesse anticonformiste et créative.

C’est ce qui a attiré l’attention du Bon Marché : l’émergence des hipsters, non pas comme tendance de mode, mais comme phénomène de société. « C’est une bohème urbaine, riche de son entraide, avec une volonté de production et de consommation alternatives, explique Lise Attia, directrice commerciale du Bon Marché, à l’initiative de l’exposition “Brooklyn Rive Gauche”. Notre clientèle est en quête d’authenticité, de créateurs investis et d’histoires qui ont du sens. »

A Lire (édition abonnés) : Hipsters, la nostalgie du cool

Si le terme « hipster » apparaît dans le milieu du jazz dans les années 1940 pour désigner une jeunesse avant-gardiste à l’élégance travaillée, il désigne aujourd’hui une attitude anticonformiste bien particulière, « hip » (« branchée »). Les hipsters baignent dans l’entrepreneuriat, achètent et vendent local et montent des microbusiness.

Les chips de kale, nourriture appréciée des hipsters…

Des adeptes du bio aux jeunes talents des nouvelles technologies, Brooklyn est aujourd’hui sur le point de concurrencer Silicon Alley, le quartier high-tech de Manhattan. « Une vraie communauté a vu le jour, désireuse de se détacher d’un monde hyperconnecté, déshumanisé – des artistes, des personnes qui ne rentraient pas dans le modèle du succès américain classique », analysent Daniel et Brenna Lewis, les fondateurs de Brooklyn Tailors. Cet atelier de confection consacré, à ses débuts, aux costumes sur mesure est lancé dans leur appartement, à Clinton Hill, en plein Brooklyn, en 2007. Cette année-là, 19 costumes sont vendus – 461 en 2014. La marque, que l’on pourra découvrir au Bon Marché, est vendue à travers le monde, notamment dans la chaîne de magasins de luxe Barneys.

Un terreau fertile pour les entreprises

Cette « pensée et ce mode de vie » se déclinent au travers de nombreux labels. Au Bon Marché, 150 marques seront présentes pour évoquer cette Amérique hipster protéiforme : on y trouve, côte à côte, de la vaisselle Fishs Eddy évoquant le mouvement Art & Crafts, des tissus Coral & Tusk, inspirés des Indiens d’Amérique, ou encore des vêtements de travail Save Khaki façon ruée vers l’or. Le tout généralement produit de façon locale, artisanale et transparente.

« Les Ferrari et le champagne d’antan ont été remplacés par des tickets de métro, des vélos et des cappuccinos à emporter. » Douglas McWilliams, économiste

Ce mode de vie se révèle être un terreau fertile pour des entreprises alternatives qui, tout en conservant l’idéalisme des débuts, savent manier les grands principes de l’économie libérale. « J’aime les belles choses, j’aime pouvoir avoir une belle vie, ce n’est pas un tabou. Le monde de l’art, qui est aussi régi par l’argent, est loin d’être aussi honnête ! », fait remarquer Scott Campbell, le tatoueur invité par le grand magasin, qui travaille dans un studio à Williamsburg, au cœur de Brooklyn, et compte parmi ses clients Sting, Jennifer Aniston et Marc Jacobs. « Le tatouage, comme la culture alternative prônée par les hipsters, s’est démocratisé et attire, aujourd’hui, toutes les classes sociales, même les plus privilégiées. »

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Les prix de l’immobilier en témoignent : aujourd’hui, certains quartiers comme Dumbo dépassent largement le très huppé Upper East Side de Manhattan. A Williamsburg, autre quartier très prisé de Brooklyn, le futur magasin Apple, les boutiques J. Crew ou Sandro côtoient des commerces indépendants de plus en plus nombreux. Et les vedettes suivent le mouvement : la comédienne et réalisatrice Lena Dunham et l’actrice Sarah Jessica Parker viennent d’y emménager dans de luxueux appartements.

La culture hipster est devenue un phénomène commercial et sociologique mondial, qui impose de nouvelles règles dans les villes occidentales. Pour l’économiste Douglas McWilliams, ces hipsters ont hérité de la volonté des golden boys des années 1990 — mais s’expriment au travers de valeurs plus populaires, loin de l’ostentation, aujourd’hui jugée de mauvais goût. « Les Ferrari et le champagne d’antan ont été remplacés par des tickets de métro, des vélos et des cappuccinos à emporter », dit-il.

Organisés depuis 2012 à Berlin, les Hipster Olympics, parodies de concours sportifs, s’amusent gentiment des modes hipsters. Ici, le 28 juin 2015.

Dans son dernier livre The Flat White Economy (Gerald Duckworth & Co Ltd, 256 pages, non traduit), M. McWilliams analyse le phénomène du jeune entrepreneur hipster en tant que pièce maîtresse d’une économie nouvelle et mondiale, de Shoreditch, à Londres, à Pigalle, à Paris, en passant par Tel-Aviv ou Lisbonne. Le succès du style hipster découle du fait « qu’il ne dépend pas d’un logo, contrairement aux années 1990, si clinquantes, il est donc reproductible à tous les niveaux de la mode », dit-il au sujet de la mode des jeans skinny et chemises bûcheron, disponibles chez Saint Laurent comme chez Carrefour. « On montre qu’on est dans le coup, non pas en s’offrant une pièce siglée, mais par notre habileté à suivre la course à la dernière excentricité. »

Cette quête d’individualité calculée au millimètre près a souvent été le sujet de caricatures dans les capitales avisées. Dès 2012, Berlin organise des « Hipster Olympics », concours sportif qui s’amuse des modes hipster et propose des activités telles que les courses en sac en toile (le « Tote Bag » récupéré du shopping) ou le jeté de grosses lunettes.

« La culture hipster a créé un mode de vie qui produit le contraire de ce qu’il promet : une quête d’uniformité mondiale plutôt que d’authenticité locale. » Pascal Monfort, spécialiste mode et luxe

Outre-Manche, la chaîne de télévision Chanel 4 a créé la sitcom « Nathan Barley », qui caricature la population branchée de Shoreditch. En 2013, un article dans le New York Times, « How Hipsters Ruined Paris » (« comment les hipsters ont ruiné Paris »), dénonce un phénomène mondialisé, qui mettrait en péril toute culture de quartier. Sur les réseaux sociaux, des quiz grinçants essaient de donner des clés pour distinguer un djihadiste d’un hipster… Une des critiques les plus virulentes est résumée par Pascal Monfort, intervenant à HEC en mode et luxe, qui estime que « la culture hipster a créé un mode de vie qui produit le contraire de ce qu’il promet : une quête d’uniformité mondiale plutôt que d’authenticité locale ».

Pourtant, selon Ismaël Jmili et Ines de Peretti, deux élèves d’Esmod Paris, le hipster est un segment marketing que personne ne peut plus ignorer : ils l’ont même étudié en cours. « Cela a une réalité commerciale. Et, si les branchés de la capitale sont fatigués, il ne faut pas oublier que la mode n’est pas qu’à Paris ! Cela a rebondi en province, plus branchée que jamais, grâce à l’arrivée de marques comme Asos – et a contribué à modifier les habitudes : désormais, les policiers ont le droit de porter la barbe et les tatouages ! »

« Brooklyn Rive gauche », du 3 septembre au 17 octobre 2015 au Bon Marché, 24 rue de Sèvres, 75007 Paris.

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