« Je cherche la vérité ! » Philippe de Villiers en est convaincu. Invité sur le plateau de BFM-TV lundi 11 mars, le fondateur du Puy-du-Fou, en Vendée, s’est donné pour mission de « débusquer les mensonges » qui ont présidé à la construction de l’Union européenne (UE). Pour promouvoir son nouvel ouvrage, J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu (Fayard), l’ancien président du Mouvement pour la France (MPF) fait le tour des médias pour révéler au grand public les « vérités dérangeantes » de son livre.
Du Parisien à France Inter ou encore Le Figaro, Europe 1, BFM-TV ou encore C8, Philippe de Villiers s’est vu offrir autant de tribunes dans lesquelles il a pris plaisir à dresser un portrait sombre de la genèse de l’Europe.
Pour y parvenir, il met en scène ses recherches laissant entendre qu’il a « débusqué » des éléments historiques inédits sur ces premières heures de la construction de l’Union européenne. Or la plupart d’entre eux sont connus et largement documentés. Mais dans son livre, il évite soigneusement d’en évoquer le contexte, les travaux historiques les concernant… et frôle ainsi avec le complotisme.
Nous en avons sélectionné cinq.
1. Robert Schuman aurait soutenu les accords de Munich et aurait été ministre de Pétain
Ce qu’il a dit :
Philippe de Villiers dresse un portrait au vitriol de Robert Schuman, l’un des fondateurs de l’UE. L’un de ses arguments favoris est de dire que « le père de l’Europe » a travaillé sous les ordres de Philippe Pétain pendant la seconde guerre mondiale. Dans le magazine Valeurs actuelles, il affirme que Robert Schuman « était ministre de Pétain ». Deux jours plus tard sur le plateau des « Terriens du samedi ! » sur C8, il se targue d’avoir « appris à une très très haute personnalité française (…) que Schuman avait soutenu les accords de Locarno, les accords de Munich, et qu’il avait été ministre du maréchal Pétain, avant de voter les pleins pouvoirs [à ce dernier]. ». Il en parle encore dans les colonnes du Parisien, le 11 mars : « Mon livre évoque aussi le passé de Schuman, qui fut ministre du maréchal Pétain et fut frappé “d’indignité nationale” en 1945. »
POURQUOI IL FAUT NUANCER
Pour montrer que M. Schuman n’était pas tout blanc, De Villiers avance les arguments suivants : alors député de Moselle, il aurait soutenu les accords de Locarno en 1925, les accords de Munich de 1938, et il a été ministre de Pétain. Sur les accords de Locarno et de Munich, De Villiers a raison. Mais il ne contextualise pas assez les événements.
« Ce que je trouve hallucinant chez De Villiers c’est qu’il parle des accords de Locarno comme si c’était une faute, explique Bernard Bruneteau, professeur de sciences politiques à l’université de Rennes et auteur de plusieurs ouvrages sur l’Europe. Les accords de Locarno en 1925, c’est une grande réussite de la diplomatie d’Aristide Briand, qui réconcilie la France et l’Allemagne et qui entérine les nouvelles frontières en reconnaissant que l’Alsace et la Lorraine sont françaises. C’est plutôt une bonne chose qu’il ait approuvé ça. »
Il a également signé les accords de Munich en 1938, qui ont obligé la Tchécoslovaquie à céder la région des Sudètes à Hitler. C’est ce que confirme Sylvain Kahn, professeur agrégé à Sciences Po : « Oui, il a soutenu les accords, mais comme les quatre cinquièmes des députés français, et notamment ceux de la famille politique à laquelle il appartenait, confirme ce spécialiste des questions européennes. Mais il ne faut pas oublier que la majorité de la classe politique française, comme la majorité de la classe politique britannique était, à ce moment-là, pacifiste. »
Enfin, concernant une collaboration avec Pétain, là encore, il est indispensable d’être rigoureux. « La guerre arrive, Schuman est nommé sous-secrétaire d’Etat aux réfugiés le 21 mars 1940, avant l’attaque allemande, sous le gouvernement de Paul Reynaud, rappelle Bernard Bruneteau. Il est confirmé dans ce poste sans avoir été consulté le 16 juin 1940, dans le premier gouvernement Pétain du 13 juin 1940. Quand arrive le fameux vote du 10 juillet 1940 à Vichy qui octroie les pleins pouvoirs à Pétain, Schuman vote le texte avec l’écrasante majorité de la Chambre des députés. Mais le lendemain, il refuse de participer au premier gouvernement de Vichy et retourne en Lorraine. »
Deux mois plus tard, il est arrêté par la Gestapo puis mis en résidence surveillée. Il parvient à s’échapper en 1942, et entre dans la clandestinité. Frappé d’indignité nationale, il écrit au général de Gaulle, qui lève la sanction. Robert Schuman poursuivra une carrière politique féconde qui le conduira à la première présidence du Parlement européen, en 1958.
2. Jean Monnet serait un agent de la CIA, acheté par les Américains
Ce qu’il a dit
Dans une vidéo de promotion du livre et des « révélations », Philippe de Villiers prétend que « Monnet était un agent de la CIA » qui « travaillait pour le compte des Américains ».
Sur le plateau de l’émission des « Terriens du samedi ! », M. de Villiers va jusqu’à sous-entendre que les Etats-Unis ont acheté M. Monnet pour étendre leur sphère d’influence en Europe. « Pourquoi dans ses mémoires Monnet dit-il qu’il n’a jamais reçu de l’argent du gouvernement pour le comité pour l’Europe unie ? (…) En fait les Américains demandaient, en versant cet argent, des contreparties qui étaient des opérations d’influence au service des intérêts américains. Non pas du tout au service de la construction d’une Europe libre. »
Sur France Inter, le 11 mars, il poursuit :
« Il y a eu pendant quinze ans au moins des versements secrets de dollars à Schuman, Monnet entre autres, avec des contreparties. Et c’est là qu’il y a un problème, ils étaient des opérations d’influence au service des intérêts américains. (…) Ce que j’ai découvert c’est que, en fait, le département d’Etat, je pèse mes mots, a pris prétexte de la Guerre Froide pour configurer une Europe à sa main. »
POURQUOI C’EST FAUX
Jean Monnet est considéré, aux côtés de Robert Schuman, comme un acteur essentiel de l’avènement d’une Europe pacifique. Qu’il ait été proche des Etats-Unis n’est pas une révélation. « Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de nouveau, commente Sylvain Kahn. Le rôle de Jean Monnet est essentiel dans la construction européenne entre 1945 et 1954, il est de notoriété publique que les Américains ont poussé les Européens à mettre sur pied des éléments de construction européenne. »
Ce propos de Philippe de Villiers est « tout à fait caricatural et exagéré », estime de son côté Bruno Bruneteau. « C’est vrai que Monnet a des liens forts avec les Etats-Unis, c’est l’un des concepteurs du programme d’armement de Roosevelt. Il est donc très lié à l’administration américaine, et, très logiquement, lors de la reconstruction européenne après guerre, dans le contexte du plan Marshall, il est un trait d’union entre l’administration américaine, les Etats européens et la France. »
Interrogé dans l’émission « Quotidien », sur TMC, le 6 mars, le biographe de Jean Monnet, Eric Roussel, qualifie d’« absurde » l’affirmation de Philippe de Villiers sur la CIA. « J’ai passé énormément de temps dans les archives américaines, je n’ai jamais entendu Jean Monnet dire qu’il était un agent de la CIA. C’est idiot. »
Enfin, sur la question du financement de l’Europe par le gouvernement américain, là encore, De Villiers fantasme les événements, selon M. Bruneteau : « Les USA n’ont pas commandité la CECA [Communauté européenne du charbon et de l’acier, qui a préfiguré l’Union]. Ce ne sont pas leurs financements qui ont expliqué le lancement de l’Europe communautaire en 1950 », affirme-t-il, tout en précisant qu’il y a bien eu des financements, mais qui étaient limités et transitaient par le biais de fondations privées à but philanthropiques.
3. Bruxelles contrôlerait les recherches et les enseignements sur l’Europe
Ce qu’il a dit
Dans Valeurs actuelles, Philippe de Villiers dénonce un monopole dans l’accès aux archives qui conduit à un enseignement biaisé de l’histoire européenne :
« L’enseignement de la construction européenne, en droit, en sciences politiques, en histoire, est exclusivement concentré sur les chaires Jean Monnet et aussi des modules d’enseignement qui ont pour caractéristique commune d’être financées par Bruxelles. Les universitaires sont curieux mais pas téméraires, ils ne veulent pas perdre leur chaire, leur charge d’enseignement, leur éditeur. Car l’Institution prohibe les recherches aventureuses. Elle est le sanctuaire qui abrite le Mythe. »
Dans Le Parisien, en citant les documents d’archives publiés dans son ouvrage censés étayer sa pensée, il s’interroge : « Pourquoi la police de la pensée a-t-elle découragé – sauf exception – leur publication ? »
« Les archives sont déclassifiées, mais nous on ne peut pas y aller. Mais vous, vous pouvez y aller », lui aurait dit un professeur de Panthéon-Sorbonne, qu’il ne nomme pas.
POURQUOI C’EST CONTESTABLE
« Je trouve ça totalement ahurissant, on a l’impression qu’on est en URSS, qu’on ne peut pas accéder à des archives secrètes, fulmine Bernard Bruneteau. Il dit que la recherche est monopolisée par les chaires Monnet, et celles-ci aident à la recherche, mais elles n’empêchent pas les autres de travailler sur l’Europe. » Les chaires Jean Monnet, c’est le nom d’un programme qui permet aux universités qui le souhaitent de financer une série d’enseignements sur les études européennes, destinés aux universitaires.
L’universitaire ajoute : « On ne prohibe absolument aucune recherche aventureuse. J’étais à Florence il y a deux semaines, à l’Institut universitaire européen, où il y a un centre de recherche où sont concentrées toutes les archives privées des acteurs de l’Europe. Tout universitaire peut y accéder sans aucun problème. Ici, comme ailleurs. »
4. Walter Hallstein, premier président de la Commission européenne, serait le juriste d’Adolf Hitler
Ce qu’il a dit
« On fait croire qu’on a oublié que Hallstein, l’architecte du traité de Rome, le premier président de la Commission européenne, l’ami de Monnet, était un officier instructeur en enseignement du nazisme et qu’il fut l’architecte de l’Europe unifiée avec Hitler », lance Philippe de Villiers dans sa vidéo promotionnelle.
Sur BFM-TV, face à Ruth Elkrief, il pointe du doigt l’hommage rendu par Angela Merkel à Walter Hallstein en novembre 2018, à Strasbourg. Selon lui, cet hommage est scandaleux car le premier président de la Commission européenne « a eu une activité précoce, très engagée, très enthousiaste, très militante dans quatre organisations nazies » et a « été un des juristes d’Hitler qui, en mai 1938, a été chargé de définir le cadre supranational de l’Europe unifiée ». Il reparle de M. Hallstein dans Le Parisien : « Le troisième père de l’Europe, Walter Hallstein, était un juriste d’Hitler. Il a appartenu à quatre organisations nazies, a été professeur en enseignement du nazisme. »
POURQUOI C’EST FAUX
Walter Hallstein était un juriste allemand qui est devenu le premier président de la Commission européenne de 1958 à 1967. Mais son nom circule depuis longtemps dans les rangs des europhobes pour dénigrer l’Europe, comme chez François Asselineau, candidat malheureux de l’UPR lors de l’élection présidentielle de 2017 et qui verse très souvent dans le complotisme.
« Mentionner Hallstein, c’est une vieille thématique de l’europhobie depuis les années 1950, l’idée c’est de faire le lien entre la construction européenne et le projet nazi. On l’a encore vu récemment, en Angleterre, lors des débats précédents le Brexit. C’est un vieux cadre de noircir la construction européenne pour ne pas la lier à la Résistance », explique Bernard Bruneteau. L’universitaire rappelle, une fois encore, qu’il est indispensable de recontextualiser les choses : « M. Hallstein n’est pas le juriste d’Hitler. C’était un jeune professeur de droit allemand dans les années 1930, et, vivant dans une société totalitaire il était obligé de s’affilier à des associations de juristes. Sans être nazi, il était ainsi membre d’une association satellite du parti nazi. »
M. Bruneteau précise toutefois que, ne souhaitant pas s’exiler, Walter Hallstein « a sans doute participé à une réflexion sur l’organisation potentielle de l’Europe, une participation qu’il a eue à un tout petit niveau ». Il précise enfin, que M. Hallstein « n’était pas au niveau d’un Carl Schmitt, un juriste allemand qui était beaucoup plus engagé dans le régime nazi ».
Ajoutons aussi, que cette assertion a été magistralement démontée par la journaliste et youtubeuse Aude WTF dans une vidéo publiée en février. Elle est allée à la rencontre de Mathias Schonwald, un historien allemand qui a longtemps travaillé sur Walter Hallstein. « Il était membre de quelques organisations dont l’adhésion était obligatoire, donc il n’avait pas vraiment le choix », prouve l’historien, archives à l’appui.
5. Le groupe Bilderberg a œuvré en secret pour étendre l’influence américaine en Europe
Ce qu’il a dit
Philippe de Villiers n’aime pas qu’on l’accuse de complotisme. Il le répète souvent, comme sur l’antenne de France Inter : « Le complotisme c’est quoi ? Ce sont les rumeurs, les théories, les fantasmes. Moi j’ai 110 pages de documents, de preuves, de faits, c’est la réponse au complotisme. » Et pourtant lorsqu’il évoque le groupe Bilderberg, il baigne complètement dedans.
Dans les « Terriens du samedi ! » il déclare : « Le groupe Bilderberg c’est un club discret, secret. Moi, pendant des années quand j’entendais parler du groupe Bilderberg j’y croyais pas du tout. Je me disais, ce sont des complotistes. Et puis je suis tombé à Stanford sur des archives avec toutes les invitations et les comptes rendus du groupe, avec l’invitation de Monnet. (…) La première réunion fondatrice du groupe Bilderberg a pour ordre de travailler dans le secret à la constitution d’un bloc transatlantique, et qui a pour ordre, non pas de faire les Etats-Unis d’Europe, mais de faire de l’Europe un marché annexe, un néomarché américain. C’est ça leur idée. »
En résumé : un petit groupe s’est réuni en secret avec Jean Monnet pour décider du sort de l’Europe d’après-guerre.
POURQUOI C’EST FAUX
Sur son site officiel, le groupe Bilderberg se présente comme étant « une réunion annuelle destinée à favoriser le dialogue entre l’Europe et l’Amérique du Nord créé en 1954 en tant que forum tenu pour des discussions informelles rassemblant des personnes partageant un grand intérêt pour les affaires relatives aux relations entre l’Europe et l’Amérique du Nord. La réunion a un objectif principal : favoriser la discussion et le dialogue. Il n’y a pas de résultat souhaité, pas de déclaration finale, pas de résolutions proposées, ni de vote. »
Les Echos ont publié une enquête en 2018 sur le groupe Bilderberg, qui précise que ce groupe a été « créé en pleine guerre froide par le milliardaire américain David Rockefeller, l’ancien diplomate polonais Joseph Retinger et le prince Bernhard des Pays-Bas, le “groupe Bilderberg” tire son nom de l’hôtel où le groupe s’est réuni la première fois, à Oosterbeek, aux Pays-Bas. » Entre 120 et 150 personnes y participent chaque année. En 2018 on pouvait y croiser, selon Les Echos, des ministres français, des patrons d’entreprise, des universitaires, etc.
Ce groupe inconnu du grand public, qui tient des réunions secrètes où la presse n’a aucun droit d’entrée, nourrit de nombreux fantasmes depuis des décennies. Et il est, une fois encore, indispensable de connaître dans quel contexte a été créé ce comité.
« Les fondateurs du groupe sont inquiets en 1954 en voyant les difficultés du projet de communauté européenne de défense. Et pour apaiser les tensions entre Européens et Américains qui s’impatientent dans un contexte d’antiaméricanisme grandissant, ces gens veulent resserrer les liens entre les élites dirigeantes politiques et économiques de l’Europe et des Etats-Unis en créant une structure souple pour accélérer la diplomatie. Depuis, ce groupe se réunit tous les ans au printemps », résume Bernard Bruneteau.
Selon lui, Philippe de Villiers fantasme complètement le rôle de ce groupe. « Ces forums ne sont pas médiatisés, donc ça nourrit les rumeurs et les fantasmes. Ces rumeurs sont arrivées à partir des années 1970 par les extrêmes, en étant une forme de réincarnation du mythe du complot mondialiste et impérialiste, du gouvernement mondial aux mains des technocrates. Que De Villiers reprenne cette mythologie, on peut le comprendre, car à travers le groupe Bilderberg on veut dénoncer la subversion des nations aux mains des oligarchies cosmopolites. Cette critique du groupe vise à dire que l’UE serait la couverture ou un sas d’entrée du mondialisme. Un thème classique des populistes europhobes. De Villiers est en plein complotisme. »
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