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« On essaie de vendre aux Africains un concept de ville élaboré dans les conférences internationales »

L’Afrique en villes (25). L’urbaniste Jérôme Chenal appelle à se défaire des modèles venus de l’extérieur, pour privilégier les souhaits et les besoins réels des citadins du continent.

Propos recueillis par 

Publié le 22 août 2017 à 16h00, modifié le 31 août 2017 à 16h31

Temps de Lecture 4 min.

Centenary City, ville nouvelle programmée dans la périphérie d’Abuja, au Nigeria. Vue d’artiste.

Maisons, immeubles, réseaux électriques, adduction d’eau, systèmes d’assainissement, routes… Les villes africaines restent à construire. De quelque 470 millions aujourd’hui, le nombre de citadins du continent devrait dépasser 1,2 milliard d’ici à 2050. Les deux tiers des infrastructures nécessaires à cet horizon n’ont pas encore été construits, selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Cet énorme marché suscite beaucoup de convoitises. Villes nouvelles déclinées sur un mode durable ou « smart », partenariats public-privé… L’offre ne manque pas. Mais correspond-t-elle aux besoins de citadins dont l’immense majorité demeure pauvre ? Non, répond Jérôme Chenal, urbaniste et architecte, qui juge urgent d’inverser un système fondé sur l’offre et non sur les besoins. Directeur de la Communauté d’études pour l’aménagement du territoire (CEAT) à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse, il appelle les Africains à se défaire des modèles venus de l’extérieur pour inventer des villes dans lesquelles ils aimeraient vivre.

Présentation de notre série L’Afrique en villes

Vous dénoncez une fabrication des villes africaines fondées sur l’offre et non sur la demande. Pourquoi ?

Jérôme Chenal Il y a un mouvement général qui consiste à fabriquer des infrastructures en spéculant sur un développement à venir. Mais si le développement n’est pas au rendez-vous, ce sont des investissements dans le vide. Il y a une forme de paradoxe à se plaindre du manque de moyens pour faire face aux besoins considérables que fait naître la croissance urbaine tout en finançant des investissements qui ne serviront peut-être à rien et ne régleront pas les problèmes des citadins. Il faut inverser un système qui repose sur l’offre d’infrastructures urbaines, pour privilégier la demande, avec des besoins réels identifiés.

Vous avez des exemples ?

Dès qu’il y a un problème d’embouteillage, la réponse est de proposer la création d’une rocade autour de la ville. Mieux vaudrait commencer par faire respecter le code de la route, dégager les chaussées de ce qui les encombre, faire un plan de circulation et, si cela ne suffit pas, envisager des aménagements physiques. Ce discours, bien sûr, n’est pas celui qu’ont envie d’entendre les grandes entreprises de BTP ni ceux qui profitent des commissions qu’elles versent, mais cela permettrait de faire de substantielles économies qui pourraient être investies, par exemple, dans des réseaux d’eau dans les périphéries des villes.

Quels sont les modèles qui inspirent les édiles africains ?

Dubaï continue de fasciner. Elle reste une vitrine qui fait rêver ceux qui se projettent dans une certaine forme de modernité.

Il est beaucoup question de développement urbain durable pour faire face au changement climatique et de « smart cities »…

Tous les responsables locaux rêvent en effet d’avoir leur « ville intelligente », pensant qu’il suffit de construire de beaux immeubles et de donner Internet à tout le monde pour attirer des entreprises. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Les investisseurs ont besoin d’autre chose : de la stabilité politique, d’un cadre juridique, d’un bon cadre de vie pour leurs expatriés… Il ne faut pas oublier d’où vient ce concept de « smart city ». Il a été inventé par IBM pour vendre des ordinateurs, tout comme Michelin a créé des guides pour vendre des pneus. Or ces « smart cities » se créent à l’extérieur des villes. Censées être ultra-connectées, elles sont en réalité déconnectées de la réalité physique et sociale du pays et ne peuvent profiter qu’à une minorité de privilégiés qui ont choisi de vivre entre eux.

Ces modèles urbains, comparables à ceux existant en Europe ou aux Etats-Unis, répondent à une demande d’élites mondialisées…

Certes. Mais cela crée de la ségrégation spatiale et sociale. Je pense au contraire qu’une société et une ville cohérentes passent par la mixité et la présence sur un même espace de gens différents. Les « gated communities » [communautés fermées] se multiplient et cela alimente aussi l’insécurité et la violence dans les villes, car la création de barrières entre les riches et les pauvres pose brutalement des questions de sécurité. Il y a heureusement des expériences plus prometteuses. A Dakar, la rénovation du centre-ville cherche à promouvoir la mixité et l’ouverture.

Les besoins de base de l’immense majorité des urbains, dont plus de 60 % vivent dans des bidonvilles, ne sont pas satisfaits. Comment y faire face ?

L’accès à l’eau et à l’assainissement devrait être prioritaire : les 20 ou 25 premiers litres d’eau par jour nécessaires pour avoir une vie décente devraient être gratuits pour tout le monde. On peut ensuite discuter de savoir si la ville doit être durable ou pas. Mais au lieu d’importer des concepts élaborés dans des grandes conférences internationales, je trouverais plus intéressant de réfléchir sur les enjeux locaux ancrés dans un territoire. La ville durable ne peut pas être la même à Brazzaville ou à Nouakchott, car le climat n’est pas le même. Or jusqu’à présent, on essaie de vendre aux Africains une solution unique.

Ce serait quoi, alors, une ville africaine ?

Il existe un fantasme autour d’une ville africaine qui préserverait une forme de tradition. Je n’y crois pas. Certains revendiquent une tradition qu’on aurait peine à définir et il y a par ailleurs un mouvement planétaire qui conduit à l’uniformisation des modes de consommation. C’est un peu schizophrénique. Pour moi, la ville africaine existera le jour où chaque ville aura sa trajectoire entre ses mains, lorsqu’elle aura réussi à se dégager des modèles extérieurs et à prendre en compte les souhaits de ses habitants. Ce ne seront plus alors les bailleurs de fonds qui définiront ce qui est bien pour les citadins africains.

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