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Alain Finkielkraut joue avec le feu

Dans son nouvel essai, "L'identité malheureuse" (Stock), le philosophe attise le brasier identitaire. Au risque de se brûler.

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Publié le 23 octobre 2013 à 19h04, modifié le 24 octobre 2013 à 11h49

Temps de Lecture 5 min.

Alain Finkielkraut, en 2007.

Toute l'oeuvre d'Alain Finkielkraut est vouée à sauvegarder un certain rapport aux textes, une façon de les recueillir comme un legs fragile, exigeant de nous prévenance et gratitude. Ce qui est en jeu, sous sa plume, c'est un amour du livre inséparable d'un art d'hériter.

D'où la première gêne qui saisit son fidèle lecteur au moment de refermer L'Identité malheureuse. Avant qu'il ait pu l'avoir en main, ce nouvel essai était déjà brandi par des agitateurs désinvoltes : des patrons de presse qui décident de mettre un livre à la "une" sans même y avoir jeté un oeil ; des animateurs télévisuels qui considèrent le texte comme un prétexte, simple support à "clash", pure matière à "buzz"… Ceux-là ne lisent pas, ils misent. Quant aux autres, à ces femmes, ces hommes qui, année après année, ont lu les ouvrages de Finkielkraut dans la solitude et le silence, il leur faudra encore exercer leur jugement malgré le brouhaha. Et d'abord faire la part du déjà-dit, de l'inédit, du non-dit aussi.

Celle du déjà-dit n'est pas mince. Sur la muflerie des modernes, sur l'ensauvagement d'une école où plus personne n'est maître, sur cette société qui enseigne la jeunesse aux jeunes quand il faudrait leur transmettre la sagesse des aînés… on reconnaîtra ici des thèmes et un style qui firent le charme des essais de Finkielkraut par le passé et qui continuent de donner à sa plume un souffle familier. On retrouvera aussi ses meilleurs ennemis, à commencer par les sociologues en général et Christian Baudelot en particulier, dépeints une fois de plus comme les princes du "politiquement correct", comprenez les souverains de notre temps. On notera encore l'ardeur intacte avec laquelle Finkielkraut épluche Le Monde, cet organe bien connu de la bien-pensance bobo, dont il raille de livre en livre les mêmes manchettes, parfois vieilles d'une décennie.

Quoi d'inédit, alors ? La tonalité et le vocabulaire plutôt que le sujet. Car l'inquiétude de Finkielkraut à propos de l'éducation est toujours allée de pair avec l'angoisse de l'identité. Fils et petits-fils de déportés, il est l'enfant du "plus jamais ça !" qui a suivi la Shoah et qui a rendu suspect tout éloge des racines. Dès ses premières parutions, le philosophe n'en a pas moins tenu à affronter la question de l'appartenance. Son nouveau livre avance ici des idées intéressantes, et qui méritent débat. Ainsi affirme-t-il que l'Europe post-hitlérienne a cru surmonter ses mauvais démons en inventant le "romantisme pour autrui", c'est-à-dire l'orgueil identitaire pour tout le monde sauf pour elle-même. De même déplore-t-il que le Vieux Continent se réclame du cosmopolitisme mais ait renoncé à toute perspective universaliste, comme s'il n'avait plus aucune valeur à proposer au monde. Enfin, le philosophe moque ces élites qui célèbrent la diversité culturelle mais refusent d'en mesurer les effets : "Gloire aux différences, mais maudits soient ceux qui les voient à l'oeuvre !", résume Finkielkraut.

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Toutefois la nouveauté du livre se situe bien du côté du lexique et du ton. Le vocabulaire, d'abord, se fait toujours plus national. Hier, Finkielkraut veillait sur la République, aujourd'hui il escorte "l'identité française". Hier, il s'en remettait aux instituteurs, hussards noirs des Lumières universalistes. Aujourd'hui, il ne jure que par les "autochtones", hussards blancs d'un obscur séparatisme. Naguère il soulignait les points aveugles du discours antiraciste, désormais il s'indigne surtout qu'on ne puisse plus prononcer fièrement le mot "race". Certes, Finkielkraut est conscient de jouer avec le feu, il le souligne lui-même. Mais tout se passe comme s'il s'en délectait : "Personne ne peut souhaiter porter à vie la marque des hommes infâmes. Il faut pourtant accepter de courir ce risque", minaude-t-il.

Posture

Ainsi le ton se fait plus que jamais pamphlétaire : Finkielkraut se complaît dans le rôle d'un saint Jean-Baptiste, voix clamant dans le désert, porteuse d'une vérité qui crève les yeux et dont pourtant personne ne veut. Posture qui finit par faire symptôme d'un échec. Et de fait, quand le philosophe approche les parages les plus risqués de sa réflexion, il se brûle. Après Hitler, peut-on encore penser une appartenance non moisie, un "nous" sans exclusion du "eux", une patrie charnelle sans charnier universel ? Voilà trois décennies que Finkielkraut tourne autour de cette interrogation. On pense par exemple à la belle étude qu'il a consacrée à Péguy, Le Mécontemporain (Gallimard, 1991). On songe aussi à La Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), un classique dont L'Identité malheureuse reprend presque à l'identique certains mouvements argumentatifs.

Mais si Finkielkraut se brûle au feu de l'identité, c'est peut-être qu'il ne s'appartient plus lui-même. Le ton et le lexique qui marquent l'écriture de ce livre manifestent une aliénation exaltée. Et c'est là qu'intervient le non-dit, qui a pour nom Renaud Camus. Avec les écrits politiques de ce dernier, L'Identité malheureuse partage des mots, des références et surtout la même obsession d'une double décadence : celle de la "Grande Déculturation" (par l'école) et celle du "Grand Remplacement" (par "l'immigration de peuplement"). Chez l'un comme chez l'autre, la France devient une "auberge espagnole" où les "Français qu'on n'ose plus dire de souche" ne savent plus où ils habitent. "Quand le cybercafé s'appelle "Bled.com" et que la boucherie ou le fast-food ou les deux sont halal, ces sédentaires font l'expérience de l'exil (…). Ils n'ont pas bougé mais tout a changé autour d'eux", écrit Finkielkraut. "Sur les lieux mêmes de ma culture et de ma civilisation je marchais dans une autre culture et une autre civilisation", note Renaud Camus (Le Grand Remplacement, éditions David Reinharc, 2011).

On pensait que L'Identité malheureuse marquait le retour de Finkielkraut à la prose politique après son essai sur l'amour. En réalité, ce nouveau texte sonne encore comme une protestation d'amour ; il témoigne d'une passion véhémente pour Renaud Camus. Car le châtelain du Gers n'y est pas seulement cité par son ami et protecteur, il le ventriloque littéralement. Cet élan affectif pourrait avoir sa beauté. Encore faudrait-il qu'il soit pleinement assumé. Et qu'Alain Finkielkraut précise jusqu'où va sa passion pour un écrivain qui a très officiellement déclaré sa flamme à la présidente du Front national.

L'Identité malheureuse, d'Alain Finkielkraut, Stock, 240 p., 19,50 euros.

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