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Histoires de familles autour de l'héritière des vignes de Petrus

Agée de 98 ans et sans descendance, Lily Lacoste, qui avait hérité de l'un des plus fameux crus au monde, a été placée sous tutelle après avoir cédé une partie de ses propriétés à des conditions particulièrement favorables. Trois membres de son entourage ont été mis en examen.

Par Franck Johannès

Publié le 28 mars 2005 à 13h54, modifié le 28 mars 2005 à 16h30

Temps de Lecture 6 min.

La vieille dame est si pincée qu'on pourrait suggérer qu'elle a perdu la tête. Elle s'est souvenue sans hésiter devant le juge, le 27 janvier 2003, que Jacques Chirac était président de la République et, si elle ne se rappelait pas le nom du premier ministre, c'est parce qu'elle a le sens des priorités. "On m'a volé le Château Petrus, a-t-elle ajouté. J'ai acheté une voiture de marque Citroën. Je vais chez le dentiste à Bordeaux." Le juge l'a placée sous tutelle.

Lily Lacoste, qui porte haut ses 98 ans, en a été fort mécontente. Il y avait pourtant urgence : la richissime héritière bordelaise a cédé en deux ans ce qui lui restait du mythique Petrus, l'un des plus grands vins du monde, a soldé le domaine de Château Lafleur Mérissac, à Saint-Emilion, et a donné à une oeuvre le Château Latour à Pomerol.

Son "ami-de-soixante-ans", un ancien mandataire, et le fort pieux secrétaire général du Foyer de charité de Châteauneuf-de-Galaure, dans la Drôme, ont été mis en examen pour "abus de faiblesse". L'affaire, toute de haine recuite, fait trembler le coeur du vignoble bordelais, dans les faubourgs de Libourne.

Jeanne, Marie, Louise Lacoste, dite Lily, est née le 27 décembre 1906, à Château-Latour, une maison de maître à deux pas de Pomerol, "avec des babouches en or", résume un avocat. Sa tante, Marie-Louise Loubat, achète, en 1923, quelques arpents de vignes sur les hauteurs de Pomerol, en tire un vin sublime, le Petrus, et une fortune colossale. La vigne est soignée et le vin vendu par un hardi Corrézien, Jean-Pierre Moueix, dont la famille est devenue, en une génération, propriétaire ou fermier de vingt-quatre châteaux et contrôle 50 % du négoce de Pomerol.

Petrus, après guerre, est déjà une référence, les Kennedy en font grand cas, Elizabeth, reine d'Angleterre, arrose son mariage au bordeaux, en 1947. La tante Loubat est de la noce, Lily, souriante et potelée, promène son décolleté chez les Windsor, au bras ­ mais le point est discuté ­ d'André Bordes-Vidal, son galant depuis la mort de son mari : "Il est décédé après la Libération, il avait pris froid à la chasse", soupire la vieille dame.

La bonne tante Loubat n'a pas d'enfants, et à sa mort, en 1961, elle lègue à Lily sa fortune, dont la moitié de Petrus, l'autre moitié allant à un sien cousin, Jean-Louis Robert Lignac. Lily s'ennuie. "Je n'ai jamais aimé mes affaires, a-t-elle expliqué au juge des tutelles, je préférais jouer du piano."

Le cousin Robert, lui, se passionne, au point de prénommer son fils Guy-Petrus. Il fait un procès à Lily, qu'il perd, et, en 1964, de dépit, vend ses parts au fermier du domaine, Jean-Pierre Moueix. La vieille dame en gardera une dent contre les Lignac, "branche ennemie de la famille".

En 1969, Lily Lacoste vend à son tour ses parts aux Moueix, pour partie en bons Pinay, mais reste gérante et garde l'usufruit du vignoble. Trente ans plus tard, la vieille dame est à la tête d'une fortune estimée à 60 millions d'euros par le magazine Challenges. Son vieil ami André Bordes est toujours là, et pas dans le besoin. Il possède 4 000 hectares de pins dans les Landes et en gère 25 000 autres, il a vingt appartements à Cannes ­ "C'est rien, a-t-il expliqué au juge d'instruction, ils ne sont même pas sur la Croisette."

Il est aussi riche que Lily, mais est lui... "très économe", toussotent ses proches. Et quand la tempête de 1999 vient faucher ses pins, il s'en émeut auprès de son amie Lily, qui lui signe sans sourciller un chèque de 900 000 euros.

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Une autre tempête bouscule la vie de Lily. Elle confie progressivement la gestion de ses domaines à l'un de ses voisins, Michel Loulière, conseiller principal d'éducation au lycée agricole de Montagne-Saint-Emilion, qui a le sentiment que les Moueix se servent sur le dos de la vieille dame et entreprend de leur faire rendre gorge.

Bataille de titans contre la plus puissante famille de la région. Lily perd la première manche quand, en janvier 2000, Jean-François Moueix, le fils aîné de Jean-Pierre, lui prend la gérance de Petrus. Poussée par Michel Loulière, elle porte plainte, le 15 janvier 2001, pour abus de confiance et dénonce ce "putsch à la corrézienne, c'est-à-dire extrêmement violent, mais toujours discret".

Elle a des arguments, et le putsch se dissout à la bordelaise, c'est-à-dire dans un huis clos notarial où l'on signe, le 5 mars 2001, un protocole d'accord en un seul exemplaire, dont on ne découvre qu'aujourd'hui la teneur. Lily Lacoste retire sa plainte et empoche en échange 9 millions d'euros et 1 200 bouteilles de Petrus, les Moueix se retirant du fermage de Château Lafleur Mérissac, à Saint-Emilion. En revanche, les Moueix achètent l'usufruit de Petrus à Lily, et estime avoir fait leur devoir : l'héritière a, selon eux, perçu plus de 110 millions de francs de Petrus entre 1969 et 2001.

Michel Loulière, qui s'est toujours fait un devoir d'aider à titre gracieux la vieille dame, reçoit 7 millions de francs en donation (Lily Lacoste règle les 3 millions de francs de frais) et conclut, toujours en mars 2001, une autre donation, celle de Château Latour, le berceau de la famille. Le domaine est offert au Foyer de charité de Châteauneuf-de-Galaure, en échange d'une rente viagère de 44 000 euros par an.

Chez les Lignac, on commence à s'inquiéter de voir filer l'héritage. Guy-Petrus, le petit cousin, qui a repris le Château Gadet Saint-Julien, à Saint-Emilion, après une carrière dans la pharmacie, découvre que la vieille dame envoie son chauffeur tirer 2 000 à 3 000 euros par semaine au Crédit agricole, accuse Michel Loulière et André Bordes de faire manger à la vieille dame de "la viande avariée" et ­ crime suprême ­ de lui faire boire du vin acheté en cubitainer au Super-U du coin.

Il porte plainte en janvier 2002 pour "mauvais traitement", puis de nouveau, en septembre. André Bordes explique confusément que ce n'était pas de la viande avariée mais de la chair à farcir les tomates, mais une information judiciaire est ouverte, le 28 novembre 2002, pour "abus de faiblesse".

Entre-temps, Lily a encore perdu un domaine : Château Lafleur Mérissac, à Saint-Emilion, préempté en avril 2002 par la Safer (société d'aménagement foncier et d'établissement rural) au profit d'un "jeune agriculteur"... Laurent Dassault, fils de Serge et propriétaire du château du même nom. Le 28 mars 2002, Lily Lacoste, 95 ans à l'époque, souscrit une assurance-vie à hauteur de 5 millions d'euros, dont le bénéficiaire est Michel Loulière pour 50 %, les 50 % restants étant scellés par voie testamentaire. L'enquête a montré que l'anonyme bénéficiaire est en réalité André Bordes, 86 ans, inquiet pour ses vieux jours.

André Bordes a été mis en examen le 10 mars, Michel Loulière le 17, François Burel, secrétaire général des Foyers de charité, le 24 mars. La famille Moueix, qui a pourtant acquis l'usufruit du Petrus à la même époque, n'a pas été entendue par le juge, les responsables de la Safer ou de Château Dassault non plus.

Lily Lacoste a été placée sous tutelle le 19 février 2003. Les Lignac, qui auraient préféré un conseil de famille, ont attaqué en vain le jugement. Leur avocat, Me Gérard Boulanger, a porté l'affaire en cassation. Les experts ont noté, en décembre 2002, que la vieille dame, confondait, entre autres, les francs et les euros, et vivait "dans un état d'ignorance et une situation de faiblesse la rendant incapable de comprendre la moindre opération financière". Ils ne sont pas, en revanche, en mesure de dire depuis quand.

La vieille dame joue toujours du piano, adore toujours Chopin et Liszt, mais vit, selon les médecins, dans un état "de confusion anxieuse avec régression et manifestations dépressives, dans un vécu de totale solitude et d'abandon".

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