Pour avoir racheté la moitié d’Avoriaz, Annie Famose a acquis le droit d’en prononcer le « z ». « Chez nous, on prononce tout », souligne celle qui a, pour le reste, perdu la trace de son accent pyrénéen. La montagne serait-elle un milieu fermé ? Une « citadine »de Jurançon, pays d’un autre or blanc — sec ou moelleux —, 178 mètres d’altitude, a posé son grappin dessus. Propriétaire du premier groupe de location de skis en France (Skiset), Annie Famose, 72 ans, est aussi la grande dame d’Avoriaz, une station courue de la Haute-Savoie, où elle possède vingt-quatre boutiques, bars et restaurants et préside l’office du tourisme.
On l’y retrouve la saison finissante, là où tout a commencé. Le magasin Mir Famose, au centre de la station, idéalement placé au pied des pistes, porte le nom de ses deux fondatrices, toutes deux médaillées aux Jeux olympiques d’hiver de Grenoble, en 1968. Si vous les avez oubliées, c’est que vous n’étiez pas né et que, cette semaine-là, Marielle Goitschel et Jean-Claude Killy ont pris l’or et la lumière. Par la suite, ces deux noms ont symbolisé l’ère prospère du ski français, qui ne s’y résumait pourtant pas.
Au sous-sol de Mir Famose, deux reproductions géantes de manchettes de Paris Match rappellent ce que représentait alors le ski alpin en France. L’une, de 1966, figurant le trio Famose-Killy-Goitschelaprès l’incroyable razzia des Mondiaux de Portillo, au Chili (seize médailles dont sept titres en huit courses) ; l’autre, la bouille toute ronde et inondée de taches de rousseur d’Isabelle Mir, en février 1970. Tessa Worley et Alexis Pinturault, têtes d’affiche du ski tricolore, dont Annie Famose ne rate pas une course, n’oseraient en rêver.
« Les gens n’avaient pas le choix, s’amuse l’ancienne championne, assise sur un banc d’essai de chaussures d’après-ski. Il y avait une seule chaîne de télévision, et elle retransmettait toutes les épreuves ! Et à chaque course ou presque, une Française gagnait. » L’équipe tricolore mettait toutes les Alpes en émoi : « En Autriche, on était des idoles, ils savaient tout de nous. Lorsqu’on s’arrêtait dans les bars regarder les courses des garçons, c’était la révolution. Et en Suisse, il y avait des photos de nous dans les trains. »
Au-dessus de l’équipe de France, il n’y avait rien, rien qu’« un entraîneur exceptionnel, Honoré Bonnet ». Avec Jean Béranger, entraîneur de l’équipe féminine, il laisse jouer la concurrence interne à un groupe d’adolescentes qui, depuis les Mondiaux de Squaw Valley, en 1960, domine le ski alpin mondial. « Honoré Bonnet nous a permis de ne pas copier Killy ni Marielle [Goitschel], mais de nous exprimer avec toutes nos qualités et de nous rapprocher d’eux le plus possible. »
Pas totalement, tant « Marielle était meilleure que nous physiquement et surtout mentalement ». Les deux championnes, une année d’écart, partageront la même chambre pendant dix ans et se téléphonent aujourd’hui encore : « C’est la famille. » Même si « Marielle parlait beaucoup et que je savais lui répondre, alors que d’autres disaient “Amen” à tout », ajoute l’aînée.
Lorsqu’elle intègre le groupe tricolore, à 17 ans, Annie Famose est la seule Pyrénéenne. Il y avait loin entre les pistes des Alpes et les gymnases de Jurançon, où les parents Famose, venus d’Alsace pendant la guerre, dispensaient des cours d’éducation physique. « Il fallait un environnement familial très particulier pour que ça arrive. » Le goût du sport en héritage et une pincée de génétique : M. Famose courait le 100 mètres en 10 s 7 sur d’autres pistes, en cendrée celles-là. Les stations, en l’occurrence celles de Barèges, étaient à 80 kilomètres. Il a dû falloir une force de caractère et un goût certain pour la compétition pour amener Annie Famose sur les podiums de ski alpin. Elle n’en dit rien mais ose un sourire valant approbation à la lecture de ce portrait laudateur, pêché dans la presse française de 1970 :
« Annie Famose a des racines solides. On dit qu’elle est une fille de tête, de caractère. Sa personnalité est appréciée dans le cirque blanc, comme est prisée sa bonne influence. Elle réunit dans sa petite et énergique personne un assez grand nombre de qualités pour que l’on ait l’impression qu’elle est partie intégrante du ski. »
« Partie intégrante du ski ? » Une impression, rien de plus. A la fin de sa carrière, après les Jeux olympiques de Sapporo (1972), Annie Famose, dotée du Capes et d’un petit savoir-faire en ski, s’imagine naturellement entraîneuse d’une équipe de France féminine en reconstruction. « Quand j’ai émis l’idée, parlé de mon passé, de ma formation de professeur d’EPS, on m’a tout de suite dit : “Ce n’est que pour les hommes.” Tout le ski français m’a dit ça. A l’époque, il fallait être homme pour entraîner. Et je crois que ça n’a pas beaucoup changé… pas du tout, même. » Dans la hiérarchie du ski alpin français cette saison, du directeur technique national aux entraîneurs des équipes B, masculine et féminine, on trouve trente hommes. Et zéro femme. « Je n’ai pas du tout de conscience féministe. Me dire que je n’y arriverais pas parce que j’étais une femme ne m’a jamais animée », souffle Annie Famose. Femme, elle y est arrivée.
Il faut attendre qu’Annie Famose parle de golf — jadis handicap 3, elle le pratique plus volontiers que le ski — pour se souvenir que ce petit bout de femme d’affaires détient un groupe approchant le millier de magasins dans le monde et les 190 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016. Pour le reste, mise discrète et manières effacées, elle passerait dans n’importe quelle de ses boutiques pour une cliente lambda.
Elle a gardé de ses parents professeurs une culture de transmission, qui lui vaut aujourd’hui de laisser ses enfants présider aux destinées du groupe, bien qu’elle continue de les surveiller de près. L’ambition et le sens des affaires lui sont plutôt venus du ski de compétition. « J’y ai appris la rigueur, la précision, le souci du détail pour gagner un centième. Et puis ce goût de toujours faire autre chose, cette remise en question permanente que réclame la compétition. »
Famose, Goitschel, Killy, Jean Vuarnet. Les skieurs de la France gaullienne avaient un sens des affaires qui a coïncidé avec les débuts de l’or blanc, l’ouverture de stations où tout était à saisir et qu’il fallait promouvoir. Un goût du libéralisme qui s’accommodait mal de l’amateurisme alors encore de rigueur et de moins en moins en phase avec la réalité des passions que suscitent, déjà, les sportifs. Killy en fut un pourfendeur célèbre, mais Famose fut aussi aux prises avec le Comité international olympique (CIO) pour avoir, selon les versions, joué les consultantes pour RTL aux Jeux de Sapporo ou simplement commenté une course, comme elle le dit aujourd’hui.
Les champions sont décorés à l’Elysée mais vivent d’expédients. A l’issue de leur carrière, Annie Famose et Isabelle Mir ont pu acheter un petit appartement à Megève en unissant leurs fortunes respectives. « Pour lancer le magasin, on a fait le tour des banques. Elles nous refusaient toutes le prêt, jusqu’à ce qu’une accepte un crédit-bail de 25 000 francs. » La nuit, les deux copines gravent les skis « Mir Famose », le jour les louent, sans passion. Le ballet des enfants rentrant de l’Ecole de ski français (ESF) larmes aux yeux et skis aux pieds leur inspirent la création d’une école plus moderne et ludique, inspirée de ce qui se fait en Autriche. Elles créent des parcours animés, mettent de la couleur, suppriment les bâtons, « crime de lèse-majesté ». « Ça ne s’est pas passé facilement, se remémore-t-elle. On était face à l’ESF. Ce qui nous a aidées, c’est qu’on était deux filles : ils ont cru qu’on n’y arriverait jamais. »
De la création de Mir Famose, en 1974, au rachat des magasins de la Compagnie des Alpes, en 2003, l’ancienne skieuse a avancé de manière boulimique, saisissant chaque occasion d’agrandir le groupe familial. Seul Village d’enfants, malgré son succès, n’a pas essaimé : elle ne voulait pas « passer [sa] vie sur les routes de montagne ».
En 1993, l’entrepreneuse s’est formée en école de commerce et en est ressortie avec la conviction que les petits loueurs indépendants comme elle devaient s’unir pour négocier plus facilement avec les tour-opérateurs et les fabricants. D’où Skiset, au départ un regroupement d’indépendants dont elle a peu à peu racheté des parts pour devenir majoritaire — aujourd’hui, le groupe voit bien au-delà des Alpes, avec 400 millions d’euros de chiffre d’affaires dans le monde.
« Je crois aux opportunités », dit Annie Famose, formule sortie droit d’une bible de l’entrepreneur qu’elle prononce sans arrogance ; juste avant, elle glisse que ses enfants ont racheté le Blue Cargo, célèbre boîte de nuit de Biarritz, « parce qu’ils se faisaient refouler à l’entrée étant plus jeunes et s’étaient promis de l’acheter ». Elle s’est aussi installée à Saint-Tropez — dont elle ne prononce pas le « z » —, pour garder à temps plein ses meilleurs employés : « Ce n’est qu’avec de bonnes équipes que l’on accomplit de grandes choses. » Honoré Bonnet ne l’aurait pas dit autrement.