“La nuit tombe

sur l’Europe”

L'exil vu par le photographe
Samuel Bollendorff

Le photographe Samuel Bollendorff a voulu raconter l’exil : comment des femmes, des hommes et des enfants, contraints de prendre la route pour fuir des conflits ou de la persécution, se retrouvent confrontés à la violence, au rejet ou à la stigmatisation une fois arrivés en Europe. Il a repris la route des migrants, posant son objectif sur des lieux de passage plus ou moins connus, et aujourd’hui souvent oubliés. Il en a tiré une série de photographies et un film exposés sous la canopée des Halles, à Paris, du 15 avril au 12 mai.
Un projet réalisé en collaboration avec Amnesty International, avec le soutien du fonds de dotation Agnès b et la production les Films du Bilboquet.

Samuel Bollendorff a accompagné son travail photographique d’un film de quinze minutes. Ce plan séquence, filmé depuis les côtes turques, montre la nuit tombant sur l’île de Chios en Grèce et sur la mer Egée, première et parfois ultime étape du parcours des migrants vers l’Europe. Ces images s’accompagnent d’un texte lu par Catherine Deneuve, évoquant les destins de ces hommes, femmes et enfants.

Sur une falaise turque, une maison dont la construction ne semble jamais devoir se terminer. Ici les réfugiés attendent leur passage, à la merci des passeurs. Ils contraignent les candidats à l’exil à une attente dans des conditions souvent insalubres. Le prix de la traversée atteint jusqu’à 1 500 dollars (1 380 euros) par personne.

L’accès à la mer se fait la nuit. Il faut souvent embarquer dans l’urgence. Saïd est Syrien, il a payé 10 000 dollars (9 200 euros) pour la traverser avec sa femme et ses six enfants. Le passeur avait garanti qu’ils seraient seuls sur le bateau. L’embarcation était bondée, Saïd a protesté. Menacé par le fusil du passeur, il a fini par embarquer. Lorsque le canot a chaviré, il est le seul à avoir survécu. Sa femme et ses enfants sont morts noyés dans la mer Egée.

En mars 2016, la Turquie et l’Union européenne ont convenu d’un plan pour restreindre l’arrivée de migrants vers l’Europe. Les « hotspots », centres d’accueil des îles grecques, se sont transformés en centres de rétention. On entendait crier à travers les grillages : « Guantanamo ! Guantanamo ! Au secours ! On est devenus des cadavres ! » Dans le camp, les tentes mixtes, l’insalubrité, la violence, la précarité des femmes seules ou des enfants isolés, la peur s’ajoutent aux traumatismes récents de la guerre…

Le cimetière de Mytilène, sur l’île de Lesbos, est plein. Un champ sert à enterrer les corps que la mer rejette sur les côtes de l’île. Christos Mavridakis, le gardien du cimetière, ne connaît que la litanie des dates sur les plaques funéraires qui sonnent le glas de l’exil, et la fin de l’espoir : « 25 août 2015, pas de nom ! 4 septembre 2015 pas de nom ! 9 septembre 2015, pas de nom ! 30 septembre 2015, pas de nom, un bébé ! 30 septembre 2015, pas de nom, toute une famille ! 2 octobre 2015, pas de nom ! 13 octobre 2015, beaucoup de bébés… »

« Pourquoi ne nous laissent-ils pas partir ? Ils veulent qu’on meure ici ? », demande un Syrien de 70 ans, originaire d’Alep. En janvier 2016, au nord de la Grèce, la frontière a été refermée, condamnant la « route des Balkans » et laissant 46 000 enfants, femmes et hommes bloqués au milieu de l’hiver, dans des conditions sanitaires déplorables, dans le froid et sous la pluie.

En septembre 2015, l’agence européenne Frontex dénombrait plus de 500 000 réfugiés sur la route des Balkans depuis le début de l’année, principalement originaires de Syrie. Pour se protéger, la Hongrie a construit à la hâte une clôture. Quatre mètres de barbelés à lames, tout au long des 175 kilomètres de sa frontière avec la Serbie. Le 11 septembre 2015, la Hongrie fermait sa frontière et son Parlement votait une loi autorisant l’armée à tirer « si nécessaire » à balles réelles sur les migrants.

Aya, 25 ans, a quitté la Syrie avec ses quatre soeurs, leurs enfants et les deux jeunes frères de son mari. Après avoir perdu le groupe avec lequel elle voyageait, Aya s’est retrouvée à l’hôtel Seni Studium de Budapest. L’endroit était sale, rempli de réfugiés dormant dans les couloirs et dans les moindres recoins. Le personnel de l’hôtel reliait les réfugiés avec un réseau de passeurs. Aya et ses soeurs, qui devaient payer 15 euros chacune pour dormir par terre, ont tenté de négocier : « C’est trop ! Vous prenez 15 euros pour dormir sur le plancher ! Vous pouvez au moins baisser à 10. - Vous avez un autre choix, vous venez avec moi dans ma chambre. »

En 2015, plus d’un million de réfugiés sont arrivés en Allemagne, grâce à l’ouverture prônée par la chancelière Angela Merkel. Face à cette politique, les mouvements d’extrême droite ne décolèrent pas. Cocktails Molotov, graffitis, insultes, agressions, voiles arrachés, têtes de porcs tranchées abandonnées devant des mosquées, les attaques contre les réfugiés se sont multipliées. A Bautzen, à l’est de Dresde, non loin des frontières de la Tchéquie et de la Pologne, un hôtel destiné à l’accueil des réfugiés a pris feu sous les applaudissements de la foule.

« Calais, le cimetière des espoirs et des rêves. Là-bas, beaucoup de gens perdent complètement pied », témoigne Hassan, exilé Syrien. A un bras de mer de l’Angleterre, jusqu’à 10 000 personnes se sont entassées dans l’un des plus grands bidonvilles d’Europe, livrées à la merci des passeurs et des mafieux. Senait y est arrivée toute seule, à 14 ans. Pour survivre, à Calais, elle devait se prostituer dans la Jungle, à 5 euros la passe. « Toutes les filles reçoivent des propositions pour se prostituer. Les plus faibles acceptent mais si tu refuses on ne t’oblige pas. Sauf si tu dois de l’argent. »

En juin 2015, il y a eu jusqu’à 6 500 tentatives d’intrusion sur le site d’Eurotunnel. Dix personnes tentant de passer en Angleterre sont mortes ce même été. Après la découverte du corps sans vie d’un enfant de 14 ans sur son train, un conducteur de la société Eurotunnel a écrit à sa direction. Dans sa lettre, il disait : « Là des barbelés, des policiers, des gens en armes, des chiens, mais plus aucun arbre. Un tableau de guerre. Nous avons peur. Peur de commencer, peur de finir, peur de conduire, peur du devant, peur de percuter, d’écraser, d’électrocuter, de réduire en bouillie un pauvre hère, un déshérité, un maudit de la vie, un damné de la terre.(...) »

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