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La deuxième vie de Jacky Lorenzetti

L’immobilier, le rugby et… le vin. Derrière l’entrepreneur se cache un épicurien, propriétaire de trois grands vignobles bordelais. Rencontre avec le fondateur de Foncia.

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Publié le 01 mai 2017 à 12h10, modifié le 02 mai 2017 à 12h21

Temps de Lecture 9 min.

Jacky Lorenzetti dans la cave du château Pédesclaux, avec le bouclier de Brennus, titre obtenu par son club, le Racing 92, en 2016 lors du championnat de France de rugby.

Jacky Lorenzetti en est à sa deuxième vie. Et elle est animée ! Pour aller vite, il a fait fortune dans l’ombre et il ­dépense dans la lumière. L’ombre, c’était la réussite phénoménale de son groupe Foncia, qui cumule les métiers dans la pierre et la gestion de biens. La lumière, c’est à ­partir de 2006, quand il va sur ses 60 ans, un âge où d’autres vont au soleil : il vend Foncia aux Banques ­populaires, empoche près de 800 millions d’euros, achète le mythique club de rugby du Racing 92, s’offre trois vignobles dans le Médoc, et se lancera bientôt dans le spectacle. ­Celui qui investit « pour rester en vie » est la 123e fortune de France, en 2016, selon le magazine Challenges, avec 570 millions d’euros.

Jacky Lorenzetti est un entrepreneur. Pas le genre à rester quinze heures par jour rivé sur les comptes. Plutôt un homme qui délègue, cherche le coup d’avance, adore concrétiser ses idées. Le Racing 92, il le récupère à la dérive et le hisse jusqu’au titre de champion de France 2016. Ses vins progressent. Mais parfois il échoue. Comme avec la marque de vêtements, Racing 1882, dont il a revendu la licence. Mais, surtout, il y a quelques semaines, quand il a voulu fusionner le Racing 92 avec le Stade français, l’autre club phare de la capitale. Le tollé fut tel qu’il a dû renoncer. Une erreur ? « On verra si je n’ai pas eu raison trop tôt. J’ai sous-estimé les réactions ­irrationnelles », concède-t-il.

L’homme a une belle gueule, le sourire charmeur, sans être excentrique. Il est né à Paris, en 1948, mais il a un passeport suisse. Son grand-père et son père étaient des maçons originaires du Tessin. Lui a fait l’école hôtelière de Lausanne. « J’en ai gardé un goût pour les fondations et le sens du détail », raconte-t-il. Avant d’ajouter : « Mon pays, c’est la France, un pays magnifique qui m’a tout donné. J’y paie mes impôts, je ne me vois pas aller ailleurs. »

Son premier souvenir de travail, c’est dans l’entreprise de son père : « Je grattais les radiateurs pour enlever la peinture. » C’est là qu’il se passionne pour l’immobilier. Il crée la Franco-Suisse de gestion en 1972, qui devient Foncia en 1993. « J’ai commencé par la gestion locative de trois appartements, à Sceaux », raconte l’homme d’affaires. Il finit avec 7 000 salariés, un million de clients, une entreprise cotée en Bourse et une présence dans quatre pays. La clé du succès ? Le sens du contact. « Je sonnais aux portes pour savoir si l’occupant était locataire ou propriétaire, se souvient-il. On a noué des liens forts avec chaque client. »

Jacky Lorenzetti est aujourd’hui à la tête du groupe Ovalto (400 salariés) et de quatre activités : immobilier, gestion financière, rugby et vin. Deux pour le business, deux pour le plaisir ? Plus compliqué. Ovalto, un nom qui sonne rugby, est installé au Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine), sur le site du centre d’entraînement du club ultramoderne, où l’on peut aussi déguster ses vins. Sa passion du rugby peut découler de celle du sport. Pendant dix ans, il fut pilote de rallye. « J’étais un peu impulsif. J’en ai coupé, des arbres, avec mon bolide », s’amuse l’ancien sportif. Il a fait connaître Foncia en faisant du sponsoring dans la voile, notamment grâce à la victoire de Michel Desjoyeaux dans le Vendée Globe en 2008-2009.

Concernant le vin, il a acheté trois châteaux de trois appellations différentes du Médoc : ­Lilian Ladouys en 2008, en saint-estèphe ; ­Pédesclaux en 2009, grand cru classé de pauillac ; Issan, grand cru de margaux, dont il possède 50 % depuis 2013 (il est associé avec Emmanuel Cruse, qui le conseille). Jacky Lorenzetti avance quatre raisons pour expliquer son investissement : « J’aime boire, surtout les grands crus du Médoc – je suis sectaire. Le vin ouvre des portes. C’est plus ludique que de s’occuper de copropriétés. Et puis il y a ma femme. »

Son entourage jure qu’après Foncia l’homme a changé. Il est plus détendu, et ses virées dans le vignoble n’y sont pas pour rien. Il portait la cravate, était distant, parfois cassant. On le ­découvre avec la chemise ouverte, une écharpe et un téléphone portable aux couleurs du Racing 92. Après un match gagné, il s’est surpris à danser en solo sur une table. « J’aime le sport, la bouffe, la rigolade, le partage, et boire un bon vin. Je suis épicurien ! », commente-t-il. Ce qui a changé surtout, c’est qu’il est devenu un personnage public avec le vin et le rugby. « Je dois m’exposer, même si ça ne m’enchante pas », affirme-il.Mais il sait débrancher. A Porto-Vecchio, où il fait du bateau ; à Quiberon, où il pêche la daurade avec ses copains. Un proche souligne en riant : « Faut quand même le supporter tous les jours au bureau. » Ce qu’il ne nie pas : « Je me lève à 6 h 30, je rentre à 20 heures. Mais je trouve des plages de détente. »

610 000 bouteilles par an

Toujours à ses côtés, son épouse, Françoise. « On s’engueule sur tout, mais on aime se retrouver », confesse-t-il. Même sur leur rencontre, ils ne sont pas d’accord. Lui : « Je la vois à un feu rouge, à Sceaux. On était chacun en voiture, je la klaxonne, elle me dit oui tout de suite. » Elle : « C’est faux ! Il m’a draguée longtemps. » Une chose est sûre, c’est Françoise qui l’a mené au rugby et au vin – elle est originaire du Sud-Ouest. Son épouse participe aux réunions, donne son avis. « Elle fait tout mieux que moi, admet Jacky Lorenzetti. Elle a un meilleur palais aussi ! » Et elle n’a pas sa langue dans sa poche. Au journal Sud Ouest, elle n’hésite pas à dire : « Je ne suis pas que la blonde du patron. » Quand on l’interroge sur le consensus que cherche son mari, Françoise rigole : « Disons que c’est un consensus autoritaire. »

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Au moment de l’achat de leurs domaines viticoles, certains ont cru à une danseuse. Pas le genre. Du reste, les millions investis lèvent le doute. Tous les quinze jours, le couple quitte Le Plessis-Robinson pour le Bordelais, dans leur avion privé, pour passer la nuit chez Lilian Ladouys, avec ses belles tours blanches, puis démarrer la journée à Pédesclaux par une réunion de travail. C’est dans ce château que l’investissement impressionne. Le critique américain culte Robert Parker a eu la formule assassine : « La vie est trop courte pour boire du Pédesclaux. » Autrement dit, un vin cher et mauvais. Jacky Lorenzetti a encaissé et bossé. Il a arraché, replanté. Il a confié à l’architecte Jean-Michel Wilmotte la rénovation du chai en 2014 et du château l’année suivante. « Je voulais un architecte français à l’écoute, mais je lui ai dit aussi : “Etonnez-moi !” » Wilmotte y est allé carrément. Le château était une bâtisse trop étroite. Il lui a donné des ailes de verre de chaque côté. Comme pour symboliser l’envol. Commentaire de l’architecte : « Jacky Lorenzetti est pro, il voulait l’excellence, a mis les moyens, il s’émerveille et il tranche. »

La rénovation du château Pédesclaux, grand cru classé Pauillac, et son chai ont été confiés à l’architecte Jean-Michel Wilmotte.

Le chai est encore plus impressionnant. Jacky Lorenzetti le voulait « simple, ouvert, transparent. » Simple, si on veut. Il fait 110 mètres de long, plus grand qu’un terrain de rugby. Le bâtiment est surtout d’une élégance folle. Des matériaux nobles – verre, acier, bois de chêne – et 116 cuves en Inox visibles de l’extérieur – « des demoiselles », dit Wilmotte, que l’on admire comme au spectacle. La lumière descend jusqu’au caveau où sont alignées les vieilles bouteilles comme dans une bibliothèque. « On ne voulait plus de ces caves sombres avec des araignées. Vous avez vu, il n’y a pas une poussière ! », se réjouit-il. Son côté suisse. C’est aussi un chai sans pompe ni pressoir : tout fonctionne par gravité. « On ne martyrise pas le raisin, on le cajole », dit Jacky Lorenzetti.

C’est si grand qu’il y a de quoi accueillir bien plus que les 180 000 bouteilles annuelles. C’est le but. Au départ, Lorenzetti a acheté 21 hectares de Pédesclaux. Il en possède désormais 50. « On voudrait monter à 70. » Nous avons assisté au 114e « copil » (comité de direction), avec six dirigeants des trois châteaux. Jacky Lorenzetti, en bout de table, se montre asticoteur, parfois charmeur. Ça va vite. Quand une personne parle trop longtemps, il regarde son téléphone. Quand un dossier est réglé, il le jette à la poubelle. La question du jour est l’achat de parcelles pour agrandir les domaines. « On est acheteur, pas prédateur », nuance Jacky Lorenzetti. A Pauillac, l’hectare se joue tout de même autour du prix fou de 2 millions  ! « Pour parler aux gens, Jacky est le meilleur, affirme Olivier Froc, président du ­directoire d’Ovalto. C’est comme ça qu’à Foncia il a acheté 300 cabinets d’administrateur de biens. Même chose dans la vigne. » Idem dans le rugby. Mais attention, il n’est pas très joueur. On lui avait proposé de recruter la star vieillissante anglaise Jonny Wilkinson pour le club. « On a regardé ses trois dernières ­années, il avait joué six matchs, on n’y a pas cru. Toulon, oui, et ils ont eu raison », reconnaît ce touche-à-tout.

Jacky Lorenzetti oriente son vin vers le bio, et le veut abordable. « On cherche le top, pas le sublime. Je veux un vin puissant et élégant, qui nous ressemble, mais que le plus de gens possible puissent acheter, pas qu’il soit stocké à Singapour, et qu’on spécule dessus comme sur une sicav. » Si les prix ont grimpé, ils restent raisonnables. Lilian Ladouys est passé de 12 à 18 euros, Pédesclaux de 18 à 40 euros, Issan de 45 à 57 euros. L’essentiel des 610 000 bouteilles produites part à l’étranger, par l’intermédiaire du négoce de Bordeaux. Au moment de notre rencontre, Jacky Lorenzetti venait de vendre 50 000 bouteilles de Lilian Ladouys à Air France, et ses yeux ont pétillé. Il dit gagner un peu d’argent avec le vin – « C’est un placement plus difficile que dans l’immobilier ! »

On lui demande si le sport, la vigne, l’immobilier, la finance sont des passions qui le définissent. Il répond que, le matin même, il a vu passer des immeubles à vendre, que c’est très concret, comme la vigne ou le rugby. Additionner les activités serait une façon de rester en prise sur le monde. Sa femme, Françoise, le coupe : « Tu n’as pas répondu… » Alors il est plus direct : « L’immobilier, je maîtrise, mais ma première vie a été dingue. C’est ingrat, le syndic… Même quand on fait notre AG en famille, on s’engueule un peu ! Alors que le vin et le rugby, je suis moins à l’aise, il y a des impondérables, mais c’est du plaisir immédiat, et les mêmes valeurs : la convivialité, la patience. »

L’impondérable, il connaît. Depuis l’au­tomne 2016, il doit faire face à un enchaînement de problèmes dans le rugby. Des affaires de dopage, des joueurs qui s’écartent des règles, des résultats moins bons et cette fusion ratée. « C’était dur », avoue l’homme de 69 ans, affirmant que la fin de saison ira mieux.

Reste que son impatience lui joue encore des tours. Il peut se mettre en colère, décider trop vite. « Dans la négociation, parfois, je n’arrive pas à attendre », reconnaît-il. « Il a une telle capacité à croire que tout est possible… », assure un observateur. Il lui arrive d’appliquer au rugby ou au vin ce qu’il appelle sa déformation professionnelle immobilière. Sa fusion Racing 92-Stade français serait liée à « sa vision entrepreneuriale du sport », comme l’a décrit son meilleur ennemi, le patron du Rugby Club de Toulon, Mourad Boudjellal.

S’il fait tout ça, c’est au nom du père, mort le 25 décembre 2015, qui trimait pour ses enfants. Au nom du père, il se démène pour sa tribu : un frère, une sœur, une épouse, quatre enfants et des petits-enfants. Beaucoup travaillent à ses côtés. Il a fait sienne la devise de René Char : « Sans tribu, pas d’issue. »« Je vois la société comme je vois ma famille, des communautés où on dialogue, commente-t-il.Je suis obsédé par la transmission. » Il est pour la famille et pour la mondialisation. Capitaliste, mais pas sauvage – « Travailler rien que pour le fric n’a aucun intérêt. » Pas de gauche, pas au Medef non plus. « Je crois beaucoup à la révélation par le travail, ­apprendre qui on est et se faire plaisir. »

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