« Les Effondrés », de Mathieu Larnaudie. Actes Sud, 182 p., 18 €.
A ceux qui ne manquent pas d’air, il est conseillé de retenir son souffle. Dans ce livre que l’on ouvre en pensant qu’il est un réquisitoire et une déploration de la crise économique et financière, Mathieu Larnaudie se distingue par de longues phrases et de courts chapitres (les unes équivalant presque aux autres). Au désastre qui a frappé les principales institutions bancaires de la planète, l’écrivain réplique et désosse par le style : implacable, étiré jusqu’à devenir transparent, plus mécanique et plus clair encore que les squelettes qui encombrent les placards de Wall Street.
En vingt-quatre chapitres comme vingt-quatre heures chronométrées (il est question de montres de luxe), Mathieu Larnaudie, né en 1977, animateur et codirecteur des éditions et de la revue Inculte, tire ses portraits du feu de la crise. Ceux de ses principaux protagonistes : un président français, une chancelière allemande, un ancien président de la Réserve fédérale, quelques banquiers et des traders, bien sûr, ainsi qu’un homme d’affaires américain "à la mâchoire ovale et molle comme celles que l’on voit à certains rongeurs". Il ne manque plus que leurs noms, mais le narrateur n’en donne aucun, il se contente de périphrases.
Et c’est justement à ce moment-là, quand le lecteur est enfin transformé en baleine (revenant respirer à la surface entre les chapitres) ou en voyageur venu de Sirius (parce que même dans l’ancienne Perse, ces noms-là sont connus), que l’étonnant texte de Mathieu Larnaudie prend tout son sens. Comme précisé en sous-titre, il s’agit d’un récit, de faits et de commentaires, voire d’extrapolations et de fantaisies, tous ou presque relatés par les médias.
En effet, ce n’est qu’en réduisant à l’état de pantins aux fils relâchés les différents acteurs de cette actualité que celle-ci devient (presque) un roman. Ou plutôt une politique-fiction, voire une économie-fiction. Saisis dans leur humanité stupéfaite, pris en flagrant délit d’incompétence et d’hypocrisie, la veste à la main (déjà retournée), les Madoff, Sarkozy, Merkel, Fuld et autres Greenspan se confondent avec des créatures comiques (et lugubres) - que l’on imaginerait plutôt dans un empire galactique de série B qu’ailleurs, ici et maintenant. Pour preuve paradoxale, ce personnage de milliardaire, seule créature de fiction du livre, isolé et échoué en Suisse, et plus vrai que nature.
Le grand art (difficile) de ce texte réside dans sa façon de romancer la crise sans jamais y toucher. Pas un instant, le discours ne s’écarte de sa forme toute en volutes, circonvolutions logiques et précisions documentaires. Pas un instant, la narration ne parle d’autre chose que du mouvement et de la chute (parfois du rebond) des hommes de la crise. Pas un instant, on ne s’écarte du modèle d’une langue de la réalité complexe, quasi aseptisée (mais on se rend vite compte qu’il n’en est rien), qui ne laisse passer qu’un filet d’air entre ses longues propositions interminables. Et pourtant...
Plutôt que le fameux grand roman de la crise, qui est toujours à écrire, l’auteur réussit très brillamment un court récit de celle-ci. Un récit d’effondrement, mais, mieux encore, d’effarement. Presque absurde, profondément réjouissant. On le savait depuis Strangulation (Gallimard, 2008), Mathieu Larnaudie est un véritable écrivain d’une rare densité et d’une belle exigence. Le constat est le même aujourd’hui, mais on n’hésitera pas à ajouter au catalogue de ses talents cette virtuosité joueuse qui transforme une tragédie financière en poésie étouffée. C’est épatant, et probablement ce qu’il fallait faire.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu