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Emmanuelle Laborit : « La surdité est encore considérée comme une maladie à soigner »

Chaque mercredi, « M » rencontre une femme qui fait bouger les choses. Cette semaine, la comédienne Emmanuelle Laborit, sourde et militante de la langue des signes, qui remonte sur scène pour « chansigner » Nina Simone, Verdi, Peaches ou Bashung.

Propos recueillis par 

Publié le 26 avril 2017 à 08h02, modifié le 26 avril 2017 à 09h42

Temps de Lecture 7 min.

« L’International Visual Theatre a été créé pour mener des recherches théâtrales et faire redécouvrir aux sourds la beauté, la richesse et la finesse de leur langue », explique Emmanuelle Laborit, 45 ans, qui en est la directrice depuis 2004.

Révélée au grand public en 1993 quand elle reçut le Molière de la révélation théâtrale pour son rôle dans Les enfants du silence, la comédienne Emmanuelle Laborit, 45 ans, sourde de naissance, avait remercié en demandant à l’auditoire de faire le signe « unir ». Le droit à une éducation bilingue français-langue des signes – une langue qu’elle découvrit à 7 ans et qui lui permit de s’ouvrir au monde – n’avait été reconnu par la loi Fabius (du 18 janvier 1991) que deux ans plus tôt. Egalement auteure, metteuse en scène, Emmanuelle Laborit a repris en 2004 la direction de l’International Visual Theatre (IVT), lieu ressource de la « culture sourde », qui fête ses 40 ans du 9 au 13 mai. Elle évoque ce lieu de promotion de la langue des signes.

Vous invitez, en mai, le public à venir célébrer les 40 ans de l’International Visual Theatre, quelle est l’histoire de ce lieu ?

L’IVT est le lieu emblématique du « réveil sourd ». Il faut se rappeler que jusqu’en 1977, année de sa création, la langue des signes était interdite, depuis sa condamnation par des spécialistes lors du congrès de Milan en 1880 ! C’était honteux, dévalorisé, considéré comme un sous-langage. Le corps médical jugeait que ça allait nous rendre malades, nous ghettoïser. Les sourds devaient s’assimiler, entendre « la voix de Dieu » et « oraliser ».

« On avait déconseillé à mes parents de me mettre en contact avec des adultes sourds. »

Alfredo Corrado, un artiste sourd américain très audacieux, s’est battu pour échapper à ce bourrage de crâne. Avec le metteur en scène Jean Grémion, l’interprète Bill Moody et le comédien Ralph Robbins, ils ont créé l’IVT pour mener des recherches théâtrales et faire redécouvrir aux sourds la beauté, la richesse et la finesse de leur langue. Cet anniversaire était le moment de faire revenir ces fondateurs pour transmettre cette histoire à la nouvelle génération.

Vous-même, c’est ici que vous avez découvert, enfant, la langue des signes…

Oui. Les médecins avaient déconseillé à mes parents de me mettre en contact avec des adultes sourds. Je ne communiquais qu’avec ma mère, avec qui nous avions inventé des codes rudimentaires. Mon père (le psychanalyste et psychiatre Jacques Laborit) a entendu Alfredo Corrado, avec son interprète, parler de l’IVT sur France Culture. Mes parents se sont dit « il faut qu’on aille voir » et ça a été pour eux un coup de massue, on leur avait menti. J’avais sept ans et j’ai découvert que je n’étais pas seule, que j’avais une identité : sourde avec un grand S. L’IVT a été la clé qui m’a ouvert toutes les portes.

En quarante ans, peut-on parler de meilleur accès des sourds à la langue des signes et à la culture ?

Aujourd’hui, il y a une loi, la langue des signes française (LSF) a été reconnue officiellement en 2005. Mais le corps médical nous considère encore comme des handicapés et la surdité comme une maladie à soigner. La sécurité sociale rembourse les appareils auditifs mais pas les interprètes. Les enfants, qui dépendaient du ministère de la santé, sont aujourd’hui pris en charge par l’éducation nationale. On veut de l’intégration dans les écoles de quartier avec les enfants « normaux », ce qui les coupe des autres sourds. Il y a des établissements oralistes, je n’ai pas de problème avec ça, mais seuls 5 % des enfants sourds reçoivent un enseignement en langue des signes. Il n’y a pas de choix. Et l’accessibilité reste un combat.

« Notre langue utilise l’espace. Elle a une structure, une syntaxe, une grammaire, des nuances, une culture propre. »

Dans les médias, les interprètes de la langue des signes sont présents en dose homéopathique, et seuls quelques candidats ont pensé à faire appel à eux pendant la campagne. En Angleterre il existe une chaîne spéciale pour les sourds et malentendants, aux Etats-Unis des centres relais avec des interprètes disponibles gratuitement 24 h sur 24, une université en langue des signes… Mais ça avance, des pôles LSF ont été mis en place à la Pitié Salpêtrière, à Bordeaux, à Toulouse. Pour appeler les secours, il existe un numéro spécial pour les malentendants et ceux qui ont des difficultés à parler, le 114. Les nouvelles technologies nous aident.

Emmanuelle Laborit, à  l’International Visual Theatre, à Paris, le 20 avril.

Que propose au quotidien l’International Visual Theatre ?

C’est à la fois un lieu de diffusion et de création pour le théâtre bilingue, visuel et corporel et d’enseignement de la LSF, ouvert aux sourds comme aux entendants, familles, collègues, curieux, artistes… On y accueille des compagnies sourdes en résidence, des spectacles, de la poésie, des événements autour du rayonnement de la langue des signes et des master class pour former des personnes signantes, avec environ 1 000 stagiaires par an. Notre langue est en mouvement, en 3D. Elle utilise l’espace. Le corps est intégré, la main, les expressions du visage, un haussement de sourcil induit une forme interrogative. Elle a une structure, une syntaxe, une grammaire, et des nuances, une culture propre. Elle évolue, et nous avec elle.

Vous remontez sur scène pour cet anniversaire avec, le 9 mai, un spectacle musical destiné aux sourds et aux entendants. Qu’est-ce que le « chansigne » ?

Il y a dix ans quand on a ouvert notre théâtre, on a invité des chansigneurs. Quoi ? Des sourds qui chantent ? C’est quoi cette idée ? Le résultat a essaimé et il y a aujourd’hui plein de jeunes chansigneurs. La chanson c’est un message fort, direct, avec aussi ses non-dits, ses codes entre les lignes, qu’on peut interpréter visuellement, en trouvant sa rythmique. C’est le travail que je mène pour Dévaste-moi, avec le metteur en scène Johanny Bert et The Delano Orchestra, atour de textes de Bashung, un vrai poète avec qui j’ai tourné (dans Retour à la vie, en 2000) ou de Gossip, le groupe de l’Anglaise Beth Ditto (qui s’est séparé en 2016, Ndlr). Beth Ditto, elle, elle balance, j’adore cette femme ! Ce qui est intéressant c’est que les entendants ont leurs propres habitudes, nous, on leur demande de découvrir la musique en utilisant leurs yeux. Venez-y goûter.

Lire aussi : « Les artistes regardent l’Afrique telle qu’elle est, pas telle qu’on la fantasme »

IVT a 40 ans !, du mardi 9 au samedi 13 mai, à l’International Visual Theatre, 7 cité Chaptal, 75009 Paris. Tél. : 01-53-16-18-18. Programme sur ivt.fr

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