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"Le Rideau levé ou l'Education de Laure", de Mirabeau : la Révolution d'un voluptueux

Grand orateur de la Révolution, Mirabeau est aussi un écrivain pornographique. Dans cet ouvrage publié anonymement en 1786, il décrit l'initiation d'une jeune fille aux plaisirs de la chair par son père adoptif.

Par Philippe Sollers

Publié le 25 juin 2010 à 19h02, modifié le 01 juillet 2010 à 17h21

Temps de Lecture 6 min.

Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau (1749-1791) est un des grands inconnus de la culture et de l'histoire française. C'était un révolutionnaire, mais pas dans le sens jacobin. Cette erreur coûte cher. Il est donc en enfer, ce qui, à mes yeux du moins, le rend beaucoup plus intéressant que les vedettes officielles.

Baudelaire, à la fin de sa vie, prépare une préface pour Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos. Il a cette formule fulgurante : "La Révolution a été faite par des voluptueux." Autrement dit, la Contre-Révolution et la Terreur ont été l'oeuvre des vertueux. Voilà ce qu'on nous cache.

Mirabeau, le plus grand orateur de la Révolution, est aussi un écrivain pornographique, philosophiquement pornographique. Sa relation avec Sade est évidente (sauf pour les passions cruelles). Mais son propos, qui est un trait essentiel et méconnu de la philosophie française, porte sur l'éducation des filles, point crucial.

Comment l'esprit vient-il aux filles ? La Fontaine s'est occupé de cette question. Mais c'est dans la France des Lumières, et nulle part ailleurs, qu'un développement subversif de cette idée a pu avoir lieu. Les vertueux (et tueurs) lisaient Rousseau. Ils ne pouvaient pas accepter Mirabeau.

Il est violent et passionné, Mirabeau. A 17 ans, lieutenant de cavalerie à Saintes, ses débauches et sa vie scandaleuse conduisent son père à le faire enfermer à l'île de Ré. On l'envoie ensuite en Lorraine, puis en Corse. Trois autres incarcérations : à Manosque, au château d'If, et au fort de Joux, près de Pontarlier.

Philosophiquement, Mirabeau est un physiocrate, c'est-à-dire quelqu'un qui pense que la nature doit régler les rapports sociaux.

Dans le mot philosophique, il y a sophie. Et c'est avec une Sophie de 20 ans qu'il arrache à son vieux mari, le marquis de Monnier, qu'il s'enfuit à Amsterdam. Nouvelle incarcération à Vincennes (trois ans). C'est là qu'il écrit ses Lettres à Sophie (que j'avais en tête en écrivant Portrait du joueur, d'où le personnage féminin central, érotique, ne pouvait s'appeler que Sophie).

Brouillé avec sa famille (et pour cause), Mirabeau vit à Londres en 1784. Il commence à s'occuper sérieusement de politique. Il est en mission secrète en Prusse. Il a une correspondance chiffrée avec le futur Talleyrand. Son Histoire secrète de la cour de Berlin montre l'étendue de ses informations et de son insolence. Au commencement des Etats généraux, en France, il est élu du tiers état à Aix, et il fonde le Journal des Etats généraux. On connaît son mot fameux : "Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes." C'est parti.

Mirabeau est partisan d'une monarchie constitutionnelle à l'anglaise. Il est très populaire, mais modéré. Dès le mois de mai 1790, il a une entrevue secrète avec Marie-Antoinette à Saint-Cloud. Il veut conseiller Louis XVI. La cour le paye, mais ne suit pas ses avis (grosse erreur).

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Mirabeau était-il laid ? Cela jurerait avec son nom magnifique qui signifie la beauté du regard. L'époque parle d'une "laideur grandiose et fulgurante". En tout cas, ses discours enflamment ses auditoires. L'époque veut aussi qu'il ait été usé par ses débauches continuelles. Il meurt en effet à 42 ans, le 2 avril 1791.

La Convention le fait transporter au Panthéon. Mais il sera "dépanthéonisé" après la découverte de ses liens d'argent avec le roi et la reine. Je serais personnellement d'avis qu'il soit "repanthéonisé" pour cause de génie.

Le Rideau levé permet de connaître l'art et la portée des idées philosophiques de Mirabeau. Ce qu'il préconise est en effet stupéfiant, et d'une grande actualité dans notre époque de violent conformisme.

Dès le début sont récusés les "censeurs atrabilaires, les dévots, les hypocrites, les fous, les prudes, les guenons, les vieilles mégères".

Cela fait du monde.

Vient ensuite la démonstration, dans le style courant du XVIIIe siècle, c'est-à-dire la confession par lettres. Laure raconte son étrange éducation à son amie de couvent, Eugénie.

De quoi s'agit-il ? D'un inceste père-fille. Ruse de Mirabeau : le père n'est pas le géniteur de sa fille, il a couvert le fait que sa -femme était enceinte au moment où il l'a épousée. Ici, l'humour est à son comble : comme il n'a pas engendré sa fille, l'inceste qu'il pratiquera avec elle ne pourra être que positif.

Le couvent, non seulement éloigne du bruit social, mais permet "les effets échauffants d'une imagination exaltée dans la retraite et l'oisiveté". C'est une prison, mais une prison favorable à l'excitation. De toute façon, "le bonheur des femmes aime partout l'ombre et le mystère". C'est une loi dont nous avons peut-être perdu la science. La mère est morte, la fille est libre, son père l'adore et elle adore son papa, Laure va donc aller de découverte en découverte, aidée en cela par sa gouvernante de 19 ans, Lucette.

Je vous laisse lire. Mais qu'une fille (ou, plus tard, une femme) puisse déclarer, grâce à cette éducation parfaitement scandaleuse que "l'envie et la jalousie sont étrangères à son coeur", voilà la rareté de la chose.

Supprimer l'envie et la jalousie serait donc possible ? Mirabeau veut en faire la démonstration.

Le père, ici, est un philosophe. Sa fille le décrit ainsi : "Un homme extraordinaire, unique, un vrai philosophe au-dessus de tout."

Le sexe de son père, lui, est un "vrai bijou".

Action. "Depuis ce temps tout fut pour moi une source de lumières. Il me semblait que l'instrument que je touchais fût la clef merveilleuse qui ouvrait tout à coup mon entendement."

On sait (on ne sait pas assez) que Mirabeau a été un partisan résolu de la masturbation, surtout à deux, la solitaire entraînant "une très grande dissipation des esprits animaux". Ce qui est frappant, dans Le Rideau levé, c'est la mise en garde contre les excès sexuels, aussi destructeurs que les grossesses forcées ou intempestives. Le sexe a une fonction de connaissance, mais sans cette connaissance il est très vite destructeur ou abrutissant.

Au contraire, "tout est plaisir, charmes, délices, quand on s'aime aussi tendrement et avec autant de passion".

Mirabeau est très précis : toutes les positions y passent, en hommage à la vraie philosophie.

Une philosophie que l'on peut dire résolument féministe, quitte à faire hurler ceux ou celles qui croient connaître le sens de ce mot.

Le lesbianisme le plus raisonné est ainsi célébré, et cette révélation vient du père. Le Père, en somme, est un nouveau dieu qui prend la place du Dieu ancien (ce Dieu procréateur étant faussement hétérosexuel).

Audace de Mirabeau : sa poétique sensuelle est en même temps une politique révolutionnaire. On ne l'a pas entendu, c'était couru.

Derniers mots de Laure, après la mort de son père, à Eugénie : "Mais, tendre amie, oublions l'univers pour ne nous en tenir qu'à nous-mêmes."

Moralité : une femme n'a qu'un seul homme dans sa vie : son père. Le meilleur usage qu'elle peut en faire, à condition qu'il ait été un vrai philosophe français, est d'en tirer des plaisirs en connaissance de cause.

Je renvoie ici à un autre de mes romans qui poursuit le même esprit à travers le temps : Les Folies françaises. J'aurais pu le dédier à Mirabeau.


Philippe Sollers

est écrivain. Dernier ouvrage paru : Discours parfait

(Gallimard, 2010).

Préface pour "Le Rideau levé ou L'Education de Laure", de Mirabeau (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2004).

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