Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Baptiste Monsaingeon : « Produire des déchets, c’est être vivant »

A travers la question des déchets se joue un projet politique. Du « zéro déchet » à l’économie circulaire, du mouvement hygiéniste aux chiffonniers, le chercheur Baptiste Monsaingeon analyse ce marqueur de société.

Propos recueillis par 

Publié le 11 juillet 2017 à 15h13, modifié le 12 juillet 2017 à 12h11

Temps de Lecture 5 min.

Baptiste Monsaingeon a fait des déchets l’objet principal de ses travaux en sciences sociales et a publié récemment Homo detritus (Seuil, 283 p., 19 euros), sous-titré Critique de la société du déchet. Ce jeune chercheur volubile prendra la parole lors du Monde Festival en introduction de la conférence sur « Un monde sans déchets ? ».

« Le déchet est un élément de la mémoire des hommes. Les déchets nous indiquent comment on organise notre société, nos relations sociales, quel est notre rapport à la nature. »

Déchets, ordures, résidus... Alors qu’on parle de plus en plus d’économie circulaire et de recyclage des déchets, il n’existe pas de terme positif pour désigner ceux-ci.

Baptiste Monsaingeon : Le déchet est un concept mouvant, mais sa première caractéristique, c’est qu’il est forcément le déchet de quelque chose. Selon le moment et l’endroit, il peut être un déchet... ou pas. L’anthropologue André Leroy-Gourhan fait du déchet un marqueur de la sédentarisation : la sédentarisation des populations est caractérisée selon lui par l’apparition d’ordures à l’entrée des cavernes.

Au XIXe siècle, un système de pensée se crée autour de la façon dont on se met à définir le déchet sur le mode de l’immonde, de matières qu’il s’agit d’éliminer ou d’abandonner. On considère le déchet comme ce qui n’a plus d’usage, comme le bout du pipeline. C’est notamment lié à l’apparition de nouvelles matières dont on ne sait pas quoi faire des rebuts. C’est d’ailleurs à cette époque qu’on invente la poubelle et la décharge.

Il existe un continuum hygiéniste qui consiste à condamner l’ordure, le déchet, le rebut qui arrive en bout de chaîne, sans jamais poser la question de son origine. Pour moi, il est légitime de questionner la façon dont la logique « zéro déchet » se situe dans la continuité de cette forme d’hygiénisme ignorant l’ordure. Je préfère pour ma part considérer le déchet comme un reste avec lequel il faut faire.

On n’a jamais autant parlé du déchet comme d’une ressource potentielle. Serait-ce donc un leurre?

De la poubelle, on passe au recyclage, puis au développement durable et enfin à l’économie circulaire, mais on continue à se situer dans une logique productiviste. Produire des restes, d’un point de vue philosophique, c’est l’essence du vivant, c’est être vivant. Dans sa nouvelle La Poubelle agréée, Italo Calvino écrit que « jeter » est la première condition pour « être ».

L’acceptation du déchet ne doit pas se faire de façon naïve et brutale : il faut distinguer les restes avec lesquels il n’y a rien à faire des déchets qui « font monde ». Dans la première catégorie, on trouve ces emballages contenant des additifs, impossibles à recycler, ou les déchets nucléaires, dont on ne peut rien faire que les stocker.

Comme le dit Nicolas Hulot, ces déchets, on les a, qu’est-ce qu’on en fait maintenant ? La première chose, c’est de réfléchir à comment ne plus en produire.

Que nous apprennent sur nous-mêmes les déchets que nous produisons ?

Le déchet est un élément de la mémoire des hommes. [L’ethnologue] Marcel Mauss disait que c’est par les ordures qu’on en apprend le plus sur une civilisation. Les déchets nous indiquent comment on organise notre société, nos relations sociales, quel est notre rapport à la nature.

Mary Douglas, une anthropologue, a décrit le mythe chagga. Dans cette ethnie d’Afrique australe, les mâles adultes sont censés ne jamais déféquer. Ce mensonge qui contribue à fédérer le groupe social est admis comme tel par tous. C’est la même chose en Occident avec le mythe de l’économie circulaire, un mensonge auquel tout le monde croit. Mais pourquoi a-t-on tant envie de croire qu’on va réussir à « péter propre » ? C’est une façon de ne pas se poser la question d’une véritable écologisation de la société.

Quel regard portez-vous sur le succès du concept « zéro déchet » ?

Le zéro déchet, comme l’économie circulaire, c’est d’abord un slogan. Il existe une très grande hétérogénéité entre les approches : on peut difficilement mettre dans le même panier la ville italienne de Capannori, qui a adopté une démarche radicale, et celle de Paris, qui veut réduire de 5 % ses déchets en dix ans.

Quelqu’un comme Béa Johnson [autrice du livre Zéro déchet] défend une éthique de l’épure et du désencombrement qui me semble assez éloignée d’autres approches du zéro déchet que l’on trouve chez les partisans du compostage, dans les ressourceries, chez ceux qui récupèrent les déchets des autres pour en faire quelque chose... C’est une redéfinition de l’immonde qui se joue là, une forme de réhabilitation de la production excrémentielle. Observez un composteur : ça coule, ça produit des odeurs.

La Fondation Ellen-MacArthur, par exemple, véhicule cette idée comme quoi, grâce à l’économie circulaire, on continuera à faire de la croissance. Dans le recyclage vertueux, il y a quelque chose qui relève d’un discours productiviste et industrialiste. Alors que le recyclage n’est jamais gratuit : il a un coût écologique, il consomme de l’énergie, de la matière première et produit lui-même des déchets.

Parler de zéro déchet alors que les volumes de déchets explosent dans les pays du Sud, n’est-ce pas se tromper de combat ?

Dans les pays du sud, on trouve systématiquement cet appel à la modernisation des infrastructures et à une trajectoire technique, appel porté notamment par les industriels français du secteur. Il me semble nécessaire de questionner cette globalisation d’un modèle de développement.

Prenons le sac plastique : un chapelet de pays du Sud en a interdit la production, la distribution, l’existence même, pour des raisons économiques, esthétiques et environnementales. Il existe d’autres modèles de gestion des déchets, j’en suis convaincu.

En débat au Monde Festival 2017 : Un monde sans déchets ?

Un exemple : en Argentine, en Egypte, dans bien d’autres pays, vivent d’importantes corporations de chiffonniers qui assurent un tri dans les décharges de qualité bien supérieure à ce que nous connaissons en Occident. Ils sont eux-mêmes considérés comme des rebuts du corps social.

Quand on les interroge, ils sont très fiers de leur activité et la défendent comme une alternative à une logique industrialiste et industrielle. Ils pourraient jouer un rôle de vigie en étant chargés de récupérer ce qui n’a pas à être là. Il existe un espace à travailler entre le secteur formel et l’informel, j’y vois une possibilité d’avenir pour ces pays.

On assiste depuis quelques années au retour de « Roms » collecteurs de déchets. Ne jouent-ils pas au fond un rôle vertueux dans nos sociétés ?

A la fin du XIXe siècle, il y avait en France cinq cent mille chiffonniers. Cette activité a été purement et simplement interdite en 1946. On parle aujourd’hui des Roms comme on parlait des chiffonniers à l’époque, comme ceux qui apportent les maladies et l’insécurité.

Mais cette figure esthétique et politique du chiffonnier qui récupère ce dont les autres ne veulent plus ne se réincarne pas seulement dans la figure iconique du Rom, on en retrouve aussi un avatar dans des milieux artistiques, dans des formes d’écocitoyenneté bobo, et dans les ressourceries.

C’est un véritable projet politique qui se développe autour de la question et de la définition des déchets, un projet qui implique de changer les règles du jeu. C’est un phénomène très intéressant qui peut nous emmener assez loin : réinventer le monde à l’aide du déchet.

Baptiste Monsaingeon sera présent lors du Monde Festival en introduction de la conférence sur « Un monde sans déchets ? ».

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.