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« Le hipster pâtissier est aujourd’hui plus valorisé que le cadre sup’ de la Défense »

Entretien avec Jean-Laurent Cassely, auteur de « La Révolte des premiers de la classe », sur ces jeunes diplômés d’HEC ou de Sciences Po qui passent un CAP.

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Publié le 17 juillet 2017 à 06h41, modifié le 17 juillet 2017 à 08h28

Temps de Lecture 8 min.

Jean-Laurent Cassely, auteur de « La Révolte des premiers de la classe ».

Jean-Laurent Cassely, journaliste, s’est intéressé à décrypter les choix d’une minorité de jeunes surdiplômés en rupture avec les codes de l’entreprise et mus par l’envie de faire quelque chose de leurs mains et en dehors des open spaces. Un épiphénomène qui révèle le malaise d’une génération et dont il a tiré un livre, La Révolte des premiers de la classe. Entretien.

Quand avez-vous perçu les premiers signaux de cette « révolte des premiers de la classe » ?

Jean-Laurent Cassely J’ai commencé à travailler sur le sujet il y a quatre ans, en récoltant des témoignages dans mon entourage, des coupures de presse, notamment dans les magazines féminins et dans les publications professionnelles. Les reconversions radicales sont devenues une sorte de marronnier journalistique, les récits ou portraits de cadres en attaché-case ou d’executive women de la Défense qui passent un CAP cuisine ou deviennent fromagers font rêver les lecteurs et sont toujours très lus.

Ce qui m’intéressait dans ce phénomène était ce qui semblait être un début d’inversion des critères de prestige scolaire et professionnel. J’ai grandi comme tout le monde avec l’idée que plus on était fort à l’école, plus on s’éloignait des métiers manuels pour aller vers des fonctions dans lesquelles l’abstraction était reine.

Or, avec ces diplômés, on avait affaire à des gens qui possédaient tous les titres de la réussite scolaire traditionnelle et qui décidaient de se réorienter et de se « déclasser », puisque dans notre système éducatif, avoir un bac + 5 puis un CAP n’équivaut pas à un bac + 6, mais est (ou était) vécu comme une forme de régression scolaire, voire une transgression.

Ces jeunes diplômés en réorientation sont pour l’instant un épiphénomène mais selon vous ils ouvrent la voie à un engouement plus massif. Quels sont les indices ?

L’exode des open spaces vers ces métiers est une tendance difficile à chiffrer, même si on a l’impression de tous connaître quelqu’un qui a suivi un tel parcours !

En plus du « manuel » stricto sensu, de l’artisanat et du petit commerce alimentaire, il y a aussi les métiers du bien-être, de l’enseignement, du soin (yoga, coaching…), qui attirent les jeunes diplômés en quête de sens.

L’Association pour l’emploi des cadres (APEC), dans son étude de 2015, avait montré que 14 % des jeunes diplômés étaient en reconversion, sans préciser de quel type de métiers il s’agissait. Le paradoxe n’est qu’apparent : on produit tant de diplômés qu’il suffit qu’un petit nombre décide de bifurquer pour que le phénomène prenne de l’ampleur avec le temps.

La presse participe à l’amplification du phénomène en faisant de ces individus au parcours atypique des contre-modèles et des héros. Le hipster microbrasseur ou le pâtissier s’est peu à peu substitué aux héros de la mondialisation heureuse : les cadres supérieurs de La Défense.

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Cette élite salariale de l’économie postindustrielle est désormais dévalorisée dans la pop culture à coup de séries télé, de BD, qui se moquent de ses tics de langage par exemple, ce qu’on a pu constater avec l’arrivée au pouvoir d’élus de La République en marche, majoritairement issus de ce monde « corporate » et qui parlent comme s’ils étaient dans des réunions-projet. En revanche, un jeune avec un tablier qui fait des gâteaux et poste ses photos sur Instagram aura une certaine aura et, avec lui, c’est tout le secteur du petit commerce qui est revalorisé.

Enfin, je pense que l’épiphénomène peut attirer de nouvelles vocations et se massifier car cette population très diplômée est une avant-garde culturelle qui défriche les innovations, que ce soit dans la consommation (comme avec l’alimentation bio, végétarienne) ou dans les modes de travail (le travail collaboratif, le coworking). Le phénomène peut donc se diffuser horizontalement, depuis les grandes villes et les quartiers branchés et gentrifiés vers l’ensemble du territoire, et verticalement, depuis l’élite scolaire vers l’ensemble des diplômés de l’enseignement supérieur.

« J’ai tout fait bien et je ne suis pas heureux au bureau » : votre livre aborde aussi les raisons du désamour de ces jeunes pour le monde du travail.

Evidemment, ces histoires de reconversion sont la conséquence de la « perte de sens » dans une économie de services. C’est le génie de l’anthropologue David Graeber, inventeur de la formule des bullshit jobs, les métiers à la con, d’avoir mis un mot derrière cet immense malaise générationnel, qui touche toutes les économies dans lesquelles une partie des travailleurs passent leur temps à questionner le bien-fondé de leur contribution.

Les personnes concernées souffrent avant tout de ne pas arriver à visualiser leur apport au fonctionnement de l’économie, elles se sentent déconnectées. Si je construis des indicateurs de qualité de la vie urbaine, que j’optimise le taux de clics sur des bannières de pub numériques ou que je fais de la gestion de projets événementiels en ressources humains, à quoi est-ce que je sers réellement ? Le monde peut-il se passer de mon travail ?

A cette crise spirituelle s’ajoute la question de la dégradation du travail de bureau et du statut de cadre supérieur. Les métiers de cols blancs, ceux de l’économie de la connaissance, subissent le même processus de dégradation et de mécanisation que ceux qu’ont expérimenté les ouvriers de la logistique, les caissières de supermarché ou les employés de call center. Soumission aux indicateurs de performance, financiarisation, empilement de modes managériales et organisationnelles, numérisation accélérée, etc.

S’ajoute en bruit de fond la crainte d’être déclassé et remplacé par les machines et les algorithmes : la révolution numérique s’intéresse au fonctionnement du cerveau et les progrès de l’informatique menacent plus les traders, les responsables marketing et les journalistes que les travailleurs manuels.

Les cadres et les diplômés restent évidemment relativement épargnés (moins de chômage, plus d’autonomie au travail) mais, comme le montrent les spécialistes du travail, les jeunes cadres ne se perçoivent plus du tout comme cette élite de la mondialisation. Plutôt comme des tâcherons de la suite Office.

Vous écrivez que « le CAP est le nouveau HEC ». Comment réagissent les grandes écoles à cette tendance ?

Ajouter un diplôme professionnalisant, effectué en apprentissage, à un cursus scolaire bien rempli peut être perçu comme un signe de distinction de la « masse » des diplômés du supérieur. Ce phénomène recrée de facto des hiérarchies scolaires, dans une société qui en raffole : les gens qui ont fait HEC et obtiennent un CAP ne jouent pas dans la même catégorie que ceux qui ont uniquement un CAP en formation initiale. Ils ont le réseau d’une école de commerce et des compétences qu’ils vont pouvoir valoriser.

D’ailleurs ils ne sont pas vraiment en concurrence avec tous les artisans, parce qu’ils se positionnent la plupart du temps sur des offres et des services haut de gamme, destinés à une clientèle avide de trouver du sens dans sa consommation.

S’ils sont malins, les établissements vont suivre les aspirations de leurs étudiants. On peut imaginer que dans quelques années les grandes écoles feront des parcours hybrides du type « Bachelor en artisanat urbain » ou « Master entrepreneuriat de proximité ».

En revanche, les entreprises sont allées tellement loin dans la logique de bureaucratisation que je ne vois pas comment elles pourraient encore retenir ce petit monde. Elles ont déjà perdu la bataille culturelle : elles ne sont plus désirées par les « jeunes dip » (jeunes diplômés) et les high po (hauts potentiels), qui se voient ailleurs.

Ce phénomène est-il limité à une certaine catégorie sociale qui a les moyens de se reconvertir ?

On peut penser qu’il s’agit d’une révolte d’enfants gâtés, c’était d’ailleurs déjà ce qu’on reprochait à la jeunesse étudiante en Mai-68. Mais la malédiction de l’époque, c’est que les nouvelles générations veulent s’épanouir et s’exprimer dans leur travail, au moment même où les métiers qui assuraient, sinon cet épanouissement, à tout le moins un certain confort matériel et un statut, sont menacés de déclassement.

Le drame et la chance de cette génération de diplômés est qu’elle arrive à un moment où la situation est tellement dégradée qu’ils n’ont plus d’autre choix que d’inventer autre chose.

Il est certain que bénéficier d’une sécurité financière, de love money de ses proches pour lancer son activité, etc., donne un certain avantage. Mais économiquement, des dispositifs de financement et de formation existent qui peuvent combler en partie ces inégalités de départ.

Le plus important selon moi, c’est l’inégalité culturelle vis-à-vis du monde du travail. Etre diplômé est une assurance contre le chômage : ça procure une confiance en soi. On peut se permettre d’innover, d’échouer, et être en capacité de projection car on sait que le marché du travail change très rapidement.

Ce retour à l’artisanat incarne-t-il le rejet de la nouvelle économie numérique ?

La start-up et le food truck sont deux voies alternatives qui prennent racine à un même tronc commun d’insatisfaction. D’un côté, la Silicon Valley continue de faire rêver, même si c’est une économie inégalitaire très peu accueillante pour ceux qui ne sont pas les plus performants de leur domaine ou qui ne sont pas du bon côté de la « disruption ».

Le néoartisan, à l’inverse, ne se retrouve pas forcément dans tous les aspects de la transition numérique. Il valorise également son ancrage local, là où le start-upeur a un projet qui est d’emblée global.

Cette révolte des premiers de la classe, c’est la manière dont les diplômés se protègent de la mondialisation en se redéployant vers l’économie de proximité, après avoir longtemps fait partie des fameux gagnants de cette mondialisation. Pour eux, le concurrent c’est le boulanger d’en face, et non plus le diplômé d’un autre pays, et pour l’instant il n’est pas encore possible de « disrupter » la boulangerie à coup d’algorithmes !

Reste qu’entre le data scientist dans une start-up en train de se monter et le fromager qui ouvre dans un quartier parisien en pleine gentrification, il existe des similitudes culturelles : études suivies (beaucoup d’anciens des écoles de commerce), modes de vie, valeurs postmatérialistes… Les deux aspects font d’ailleurs système, car l’économie de proximité a besoin de ces travailleurs de l’économie globale, qui constituent leur première clientèle.

Vous dites que ces jeunes diplômés sont en train de réinventer les codes de la réussite sociale : finalement, même dans leur révolte, les premiers de la classe restent des premiers de la classe…

Oui, c’est une rébellion intégrée au système, qui vise à rénover et à réformer l’économie de marché, car les intéressés sont moins radicaux que les précédentes vagues de néoartisans (les soixante-huitards), même s’il existe en leur sein des membres qui se reconnaissent dans un projet de décroissance et de rejet de la société de consommation.

Les premiers de la classe questionnent le capitalisme, ses excès, ses méfaits sur l’environnement, critiquent le caractère peu authentique de ses productions, plutôt qu’ils ne le contestent en principe.

D’ailleurs ils ont une forte capacité à capter les nouvelles attentes du consommateur et à renouveler les modèles de consommation, en véhiculant ce fameux sens qu’ils recherchent dans le cadre de leur travail.

« La Révolte des premiers de la classe », de Jean-Laurent Cassely, Editions Arkhé, collection Vox, 182 pages, 17,50 €.

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