Longtemps, Yves Bigot s’est senti crétin. On l’a moqué, on l’a traité de « buse » et, d’une certaine façon, il admet que ce n’était pas sans raison. Que faisait-il pendant que la chaîne qu’il dirige, TV5 Monde, subissait une attaque informatique sans précédent dans l’histoire de la télévision ? Il mangeait des petits fours en officielle compagnie. Le 8 avril 2015, c’est en effet jour de fête dans les studios de l’avenue de Wagram, à Paris : TV5 lance la diffusion internationale d’une nouvelle chaîne consacrée à « l’art de vivre à la française ». Invité en régie, le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, donne le top départ à 17 h 30, en faisant glisser une icône sur un écran d’ordinateur. « Tout le monde s’autocongratulait, on était contents », se souvient Yves Bigot.
Ecran noir sur les douze chaînes de TV5
A 20 h 40, il est en train de dîner près de l’Arc de triomphe avec le vice-président de Radio-Canada, lorsque ses deux portables se mettent à vibrer : les douze chaînes du groupe viennent de passer en écran noir, des individus se réclamant d’« Etat islamique » revendiquent ce black-out dans des messages diffusés sur le site de TV5 et les réseaux sociaux. « C’était trois mois après l’attentat de Charlie Hebdo, l’ambiance était à la paranoïa. » La police est prévenue. Des cars de CRS cernent le bâtiment. Les heures passent. Aucune bombe n’explose. Aucun fou d’Allah.
Une inquiétude chasse l’autre. La sécurité semble assurée, mais qu’en est-il de l’avenir de l’entreprise ? « Nous avons plus de 3 000 contrats de distribution à travers le monde, précise Yves Bigot. Le premier alinéa stipule que TV5 s’engage à envoyer un signal en permanence. De fait, tous nos contrats étaient caducs. » Le lendemain, à 5 h 25, la chaîne parvient à émettre un programme unique sur les douze canaux. A 7 heures, une dizaine de cyberpompiers de l’Anssi, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, arrive sur place. La situation revient à la normale à 18 heures.
Yves Bigot est alors au ministère de la culture, où il a été convoqué en urgence avec les directeurs des principaux médias du pays. « Le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, m’a demandé de témoigner sur ce qui était arrivé, puis il nous a expliqué ce que le gouvernement pouvait faire pour nous. C’est à ce moment-là que la profession a découvert l’existence de l’Anssi… » Deux mois plus tard, l’enquête écartera la piste d’« Etat islamique » au profit d’APT28, un groupe de hackers russes proches du Kremlin, aussi soupçonnés dans le piratage du Parti démocrate pendant la dernière campagne présidentielle américaine.
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