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Ils exercent un métier qui n’existait pas il y a dix ans, et n’existera peut-être plus dans quelques années

« Coordinateur de tiers lieux », « entraîneur de machines », « expert en blockchain »... Ils se racontent au « Monde » dans le cadre des conférences O21.

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Publié le 24 janvier 2019 à 05h25, modifié le 08 octobre 2019 à 14h27

Temps de Lecture 10 min.

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L’un parle de « décloisonnement des mondes de chacun ». L’autre de « dialogue avec les machines ». Un troisième entend « expliquer à quoi ça sert, au lieu de comment ça marche ».

Le premier, Adrien Roques, 25 ans, est « coordinateur de tiers lieu » (espace partagé de travail ou d’échanges). Un métier « à impact social », exercé « dans le cadre d’un urbanisme de transition », détaille-t-il. « Ni concierge ni gestionnaire locatif traditionnel (…), je suis le connecteur entre les différents occupants, le quartier et le propriétaire, afin d’y faciliter les rencontres et les synergies. » Chez Plateau Urbain, il est coordinateur du projet Exelmans, sur le site d’une ancienne caserne parisienne.

Le deuxième, Paul Mouginot, 28 ans, se dit « entraîneur de machines ». Un clin d’œil sportif pour un métier qui l’est aussi, sportif : « Entraîner des modèles d’intelligence artificielle (IA) pour réaliser et automatiser des tâches complexes. » Il est l’un des cofondateurs de la start-up Daco, qui développe une solution d’analyse concurrentielle grâce à l’IA.

Le troisième, Benoît Lemoine, 27 ans, a cofondé Traceparency, une start-up qui s’est assigné la mission de « déterminer un cas concret d’application de la blockchain » (technologie de stockage et de transmission d’informations à infrastructure décentralisée, sans organe de contrôle) et, avec elle, « la promesse d’un monde où, par la décentralisation de l’information, les agents économiques pourraient vivre en harmonie et exercer pleinement leur libre arbitre. Mon métier est d’être, avec les moyens du bord, l’un des moteurs de la construction de ce monde ». Comme premier « cas concret », Traceparency a choisi le luxe et la mode, où la vente directe par Internet est un enjeu stratégique.

Trois parmi plusieurs dizaines de réponses à notre appel à témoignages sur Le Monde, à propos de « métiers qui n’existaient pas il y a dix ans ».

« Les nouvelles générations se fabriquent leur chemin en marchant. Elles ne se demandent pas “si” c’est possible, mais “comment” c’est faisable. » Bertrand Dassonville, consultant en formation

Matthieu Bony, 34 ans, recruté comme « chargé d’études concertation » à SNCF Réseau en 2010, affirme que son travail « répond à une attente croissante de la société de pouvoir davantage peser dans les décisions qui la concernent ». Pour cela, il passe son temps à imaginer « différentes techniques de participation du public ».

« Ce qui me frappe, c’est qu’on a affaire à des gens qui ont “envie”, observe Bertrand Dassonville, auteur de Climat. Comprendre le réchauffement climatique pour agir, un essai paru en 2012 (Eska). Cela les amène à créer, innover, partager. Et si la formation dont ils ont besoin n’existe pas, ils vont se la donner eux-mêmes, aller la chercher. »

C’est l’une des clés de ces nouvelles générations, pour celui qui fut un temps intervenant en licence pro à l’université Paris-Est de Marne-la-Vallée : « Elles n’attendent pas tout. Elles se fabriquent leur chemin en marchant. Elles ne se demandent pas si c’est possible, mais comment c’est faisable. »

La nouveauté par rapport aux générations d’avant, c’est « l’apport décisif des nouvelles technologies, qui vont leur permettre d’aller plus vite, plus loin », se félicite cet ancien de la banque qui s’est investi, après le développement durable, dans « l’enseignement durable ». Il œuvre au sein de l’Association projets métiers, animée par Joël Bodin, qui propose aux élèves et aux parents « une approche éducative, interactive et innovante » pour l’orientation scolaire et professionnelle.

L’essor du numérique

De fait, le numérique est quasiment partout dans les témoignages recueillis sur le site du Monde. « Les algorithmes et ordinateurs concevront les projets de demain », souligne François Appéré, « ingénieur BIM manager » de 29 ans. Le BIM (building information modelling, pour « modélisation des informations du bâtiment ») est un nouveau processus de conception et de réalisation de maquettes numériques 3D, « l’émergence de l’IA et du “machine learning” dans le monde de la construction », résume ce salarié d’Arcadis France expatrié à Los Angeles.

« Mon entourage direct, de mon âge, comprend mon métier. La chose se complique un peu au niveau de ma famille où il y a un écart générationnel flagrant. » Julien Lesbegueries, juriste RGPD, 25 ans

Se faire connaître est moins important pour eux que de se faire reconnaître. Et d’abord par les siens. « La personne la plus difficile à convaincre fut mon père, malgré son saut dans le XXIe siècle avec l’achat d’un iPhone (dont il utilise à peu près 2 % des capacités), plaisante Sébastien Auda, 30 ans, cofondateur d’All Ovr, une agence d’immersion interactive. Il restait dubitatif sur ma nouvelle profession, et je sentais que mes explications ne suffisaient pas. »

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« C’est assez obscur pour eux, même si j’essaie de leur expliquer simplement », confirme Camille Peltier, 24 ans. « Leur réponse, quand on leur demande ce que je fais ? “Elle travaille dans le Web”… », s’attendrit cette rédactrice Web qui se présente comme « l’amie de Google ».

« Mon entourage direct, de mon âge, comprend mon métier, relativise Julien Lesbegueries, 25 ans. La chose se complique un peu au niveau de ma famille où il y a un écart générationnel flagrant. On voit très vite qui est né avec Internet et qui l’a adopté sur le tard. » Lui est « juriste RGPD », c’est-à-dire « spécialisé dans la protection des données personnelles », dans le cadre de l’entrée en vigueur du nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD). Une fonction cruciale à l’heure où l’exploitation de la « data » est l’une des préoccupations majeures des entreprises.

Anciennes et nouvelles technologies

La « data », tel est le cœur de métier de « B. » – le jeune homme souhaite rester totalement anonyme, prénom compris. Ce « data scientist » de 28 ans déplore que « le marché du travail ne voit en nous – les diplômés des sciences économiques – que des manipulateurs de données ». Son problème : « Je ne vois pas concrètement quel est mon apport au bon fonctionnement de ma société. » Une société, sourit-il, qui a inscrit « sur la fiche de poste : “chargé d’études statistiques”… »

« L’idée de travailler avec nos émotions est quelque chose qui passe souvent difficilement. Le monde universitaire est loin d’intégrer ce genre de pratiques dans ses cursus. » Julien Didier, 29 ans

Même exigence d’anonymat pour Yann, ingénieur en big data dans une grosse société française. « Mon travail, dit-il, consiste à développer des applications permettant d’interfacer les anciennes technologies (scripts, fichiers, bases de données…) et les nouvelles. L’apprentissage est difficile, les choses sont relativement nouvelles, les sources pas toujours nombreuses. J’ai eu la chance de conserver des contacts universitaires. »

Car, volens nolens, les contraintes du monde de l’entreprise demeurent. A défaut de s’en affranchir, d’aucuns cherchent à les remodeler. « Notre métier est d’accompagner les organisations vers des modes de fonctionnement moins hiérarchiques, plus horizontaux et basés sur nos besoins humains, inspirés de l’autogestion et des méthodes d’intelligence collective », décrypte Julien Didier, 29 ans, « facilitateur en intelligence collective » à Bruxelles. Il constate cependant que « l’idée de travailler, par exemple, avec nos émotions, nos ressentis, notre intuition est quelque chose qui passe souvent difficilement. Le monde universitaire est loin d’intégrer ce genre de pratiques dans ses cursus. »

Nicolas, 29 ans, est « ce qu’on pourrait appeler un “cloud partner” : j’accompagne les clients dans la migration ou la création de leur système informatique dans un environnement cloud », pour le compte d’« une société où le partage de compétences est très bien développé, naturellement, d’une personne à l’autre. Pour le moment, c’est une super expérience » – ce qui ne l’empêche pas de demander que son nom de famille « n’apparaisse pas dans le témoignage ».

« Obsolescence accélérée des métiers »

« Pour le moment »… Entre les lignes, nos jeunes témoins se révèlent sans trop d’illusions sur leur fameux métier « qui n’existait pas il y a dix ans » – et sur le fait qu’il n’existera probablement plus dans dix ans.

Ainsi, de Jean-Baptiste Hennion, ingénieur diplômé de l’Institut catholique d’arts et métiers, qui s’enthousiasme de son job de « chef de projet fullstack » (« développeur à tout faire ») : « C’est bien un métier, s’amuse-t-il. Il nous permet au quotidien de créer ce qui n’existait pas hier. » Il dit s’y être projeté « avec plaisir, par passion de la création et du “no limit” que nous offrent les nouvelles technologies du Web ». Pour autant, ajoute-t-il, « je me doute que dans un an ce sera sûrement très différent, mais c’est ça qui me plaît. »

« Ne pas leur dire “votre métier n’existera plus dans dix ans”, mais “de toute façon, votre métier va changer sans cesse, c’est à vous d’anticiper cela”. » Bertrand Dassonville, consultant en formation

Le goût de l’éphémère, les lendemains à inventer et à réinventer sans cesse… Le « côté obscur de la force », nul ne l’ignore. Mais la plupart se voient plutôt en émules de maître Yoda que de Dark Vador.

« Mon rôle est de m’assurer que les traitements de données personnelles réalisés au sein de l’entreprise respectent les textes européens et nationaux », recadre Julien Lesbegueries à propos de son job de juriste RGPD.

« Croyez-le ou non, passer de l’aide humanitaire à la régulation bancaire n’a pas été difficile, nous confie Anne-Sophie Schaudel, 29 ans, qui a commencé sa carrière comme coordinatrice financière dans des ONG avant de rejoindre une banque à Boston en 2014, où elle s’assure de la légalité des activités de trading. J’ai trouvé beaucoup de sens à mon travail, qui contribue à la stabilité du marché et à réduire les risques d’une nouvelle crise. »

« Ne pas leur dire “votre métier n’existera plus dans dix ans”, mais “de toute façon, votre métier va changer sans cesse, il ne sera plus le même, c’est à vous d’anticiper cela », prévient l’écrivain et consultant en formation Bertrand Dassonville, soucieux de préserver la flamme pour la transmettre aux jeunes générations qui arrivent.

« Il s’agit, in extenso, de recréer une écologie des métiers », illustre Maxime Blondeau, 33 ans, « jeune DRH dans une entreprise de nouveaux médias numériques », qui se réjouit presque d’être « confronté à l’obsolescence accélérée des métiers ».

Pour Yann, l’ingénieur big data anonyme, l’obsolescence est déjà programmée avec l’arrivée de la prochaine génération : « Les nouveaux diplômés vont profiter d’une plus-value forte par rapport à moi. Je vais nécessairement m’orienter vers une spécialisation. » Idem pour l’« amie de Google », Camille Peltier : « Impossible de savoir ce que sera mon avenir de rédactrice Web. Mais j’ai d’autres cordes à mon arc ! Et puis, tous les métiers du Web sont liés : référenceur, développeur, chef de projet, graphiste… »

« Changement culturel profond »

« La fonction ressources humaines va devoir apprendre à se projeter, martèle Thomas Chardin, fondateur de l’agence de communication digitale Parlons RH, que nous avons questionné sur ces témoignages. Elle doit se repositionner sur ce qui donne de la valeur ajoutée, c’est-à-dire le contact, la chaleur humaine et l’accompagnement. »

Pour cet ancien sorbonnard aujourd’hui chef d’entreprise, « la digitalisation à tout prix, tendance attrape-tout, n’est pas qu’une révolution technologique. C’est un changement culturel profond. Il crée une approche des relations humaines et du travail radicalement différente de celle que nous connaissions au XXe siècle. »

E la nave va, disait le titre de l’un des derniers films de Fellini… « Que les gens ne craignent pas les nouvelles technologies, mais plutôt qu’ils les acceptent et qu’ils s’embarquent également dans les métiers du futur », conclut Camilo Rodriguez, 37 ans, « consultant en IA », au sein du cabinet conseil en « machine learning », MLab. AI, qu’il a cofondé. Comme un message à l’intention du vieux monde…

Et justement, surprise : parmi la flopée de millennials, trois « seniors » auto-revendiqués ont aussi tenu à apporter leur contribution au débat. « Non, je n’ai pas moins de 30 ans. Mais le témoignage d’un senior ne serait-il pas intéressant ? », lance Laurent Brocker, du haut de ses 46 ans. Cet ancien infirmier raconte comment, « avec [sa] fibre geek et l’envie d’innovation », il s’est réinventé en « digital learning manager » au sein du pôle numérique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour « accompagner la transformation digitale des instituts de formation en guidant les formateurs dans le changement de posture, en concevant et en réalisant des modules e-learning… Passionnant ! »

Dix ans, c’est long, prévient pour sa part, depuis Munich, Mathieu Lozar, 38 ans, « SEO et content marketing manager » dans une start-up d’e-commerce (SEO est le sigle de search engine optimization : l’art de positionner un site, une page Web ou une application dans les moteurs de recherche). Tout n’est pas rose au pays des start-up, met-il en garde les juniors. « Après le rêve, ça a été un peu la désillusion avec la pression de la “happy culture”, le manque de ressources et d’organisation, et, surtout, le manque de sens, l’impression de ne travailler qu’en fonction de l’algorithme de Google. Aujourd’hui, j’envisage de retourner dans un métier auquel je crois et qui est moins dématérialisé. »

Déformation professionnelle pour le troisième « senior » en lice ? Alain Châtelet, 55 ans, joue, lui, aux devinettes : « J’ai beaucoup plus de 30 ans, et mon métier existe depuis une éternité. Mais, il y a dix ans, j’ai l’impression qu’il s’exerçait déjà de façon totalement différente que dix ans auparavant. Que dire de maintenant… On fait croire à des familles que leur enfant va bien, on l’évalue à tour de bras, et ce qui faisait le cœur du métier, l’apprentissage, est devenu un mot vide. Mon métier ? Je suis maître d’école. »

Et si on se disait rendez-vous dans dix ans ?

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