Jean-Gabriel Ganascia est professeur au laboratoire d’informatique de l’université Pierre-et-Marie-Curie (Paris-VII), chercheur en intelligence artificielle, président du comité d’éthique du CNRS et auteur du Mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ? (Seuil, 2017).
Pourquoi parlez-vous de « sousveillance » plutôt que d’une surveillance généralisée ?
L’idée de « sousveillance » rend très bien compte de cette situation nouvelle dans laquelle les Etats démocratiques se trouvent, en quelque sorte, dépossédés de leur surveillance au profit de nouveaux acteurs. Ce néologisme, forgé par le technologue américain Steve Mann sur le modèle du mot français « surveillance », signifie que la « veille » ne vient pas d’au-dessus, de ceux qui ont le pouvoir, mais du dessous, de ceux qui sont soumis à l’autorité.
En pratique, cela veut dire que la masse des individus contribue elle-même à la collecte d’images et d’annotations. Toutefois, cette collecte n’est pas spontanée : elle fait intervenir les réseaux sociaux et les opérateurs de l’Internet, qui deviennent ainsi à même d’assurer la sécurité intérieure mieux que les Etats. En effet, en Europe et dans les pays démocratiques, les pouvoirs publics disposent de photos, par exemple de photos d’identité, mais en faible nombre et de mauvaise qualité. De plus, des lois interdisent la réutilisation de fichiers contenant des données personnelles.
En revanche, les réseaux sociaux et les grands acteurs de l’Internet, bénéficiant de la généralisation de la « sousveillance », possèdent d’innombrables photos et peuvent en user librement, puisque nous les leur fournissons. C’est un renversement politique et social considérable qui s’instaure, car des acteurs transnationaux rivalisent désormais avec les Etats sur ce qui relevait de leurs prérogatives propres.
Cette « sousveillance » n’est-elle pas également à visée commerciale ?
Nous sommes à l’ère de la publicité ciblée et de la recommandation. Pour cela, il convient de « profiler » les clients, c’est-à-dire de cataloguer leurs désirs et leurs goûts pour anticiper ce qu’ils sont prêts à acheter. Cela se fait avec les miettes de comportements et les images que nous laissons sur la Toile, et qui alimentent des algorithmes d’apprentissage capables ensuite de devancer nos préférences inconscientes. Ils peuvent être utilisés pour nous présenter des publicités ciblées ou guider nos choix, ou encore filtrer l’information que nous recevons.
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