La vague des casques de réalité virtuelle (VR) grand public a déferlé au printemps 2016. Deux ans plus tard, après l’enthousiasme et les annonces commerciales, où en est vraiment la VR ?
La longue marche de la VR
Le mois d’août 2012 aura marqué l’histoire de la VR : la start-up Oculus, qui planche sur un projet de casque de réalité virtuelle, collecte plus de 2 millions de dollars sur le site de financement participatif Kickstarter – un record pour la plate-forme à l’époque. L’engouement pour la VR est relancé, après des années d’hibernation. Car cette technologie n’est pas nouvelle : il y a plus de vingt ans, une première vague avait atteint la sphère techno, avec de nombreux concepts et matériels très imparfaits, mais qui donnaient déjà une bonne idée de ce qu’on pouvait en faire. Oculus, qui rêve de redonner vie à la VR, est rachetée pour 2 milliards de dollars par Facebook en 2014, qui décide d’en faire un de ses axes de développement. C’est le coup d’envoi d’une course effrénée à l’innovation.
Le marché mitigé des casques
haut de gamme
Les constructeurs ont surfé sur la nouveauté, très vite et très fort. Deux types de casques sont accessibles au public : des casques haut de gamme et des casques moins onéreux, raccordés à un téléphone. Du côté du haut de gamme, se positionnent Facebook avec l’Oculus Rift ; HTC, une société chinoise concurrente qui développe le Vive,
et Sony, qui entre sur le marché avec l’espoir de développer un catalogue de jeux inédit.
Malgré leurs efforts, et des baisses de prix régulières, le bilan est deux ans plus tard décevant. Du côté d’Oculus, 346 000 casques ont été vendus en 2017. HTC Vive, avec 553 000 casques écoulés, fait un peu mieux. C’est Sony et son PSVR qui raflent la mise, avec 2,6 millions d’unités vendues, raccordables à la console PS4. Des volumes qui restent relativement faibles – en comparaison, la PS4 s’est vendue à plus de 75 millions d’unités depuis 2013.
Plusieurs raisons expliquent ce relatif désintérêt. Le prix tout d’abord. Coûtant entre 500 et 700 euros au moment de leur lancement, les casques sont peu accessibles, d’autant qu’il faut ajouter à ce tarif de base celui d’une très bonne machine pouvant faire tourner des programmes exigeants en capacité de calcul graphique.
Le confort est un autre obstacle. Le matériel est lourd, et relié à l’ordinateur à l’aide d’un câble qui limite les mouvements. De plus, le champ de vision de 110° de ces casques est trop étroit pour apprécier pleinement les univers de la VR. Autant de problèmes en cours de résolution mais qui ont freiné l’adoption de la technologie.
Si la résolution et le taux de rafraîchissement des écrans font un bond qualitatif en 2018, le champ de vision reste encore trop faible pour fournir un sentiment d’immersion total.
Des casques nomades à profusion
L’Oculus Rift arrivait à peine que nombre de casques nomades étaient déjà présents. Un smartphone glissé à l’intérieur fait office d’écran, et ce système exploite les technologies embarquées des smartphones : gyroscopes, accéléromètres et cartes graphiques puissantes. Le ticket d’entrée pour un casque, entre 15 euros (Google) et 150 euros (Samsung), n’est pas excessif.
Ainsi Samsung, très présent sur le marché du casque nomade, et qui a pu utiliser son casque comme « plus produit » en association avec ses smartphones (il a été offert pendant la période de précommande du Galaxy S7), déclarait à la mi-2017 en avoir diffusé 5 millions dans le monde. Comparé aux 317 millions de terminaux vendus par la marque, c’est assez peu, mais le chiffre n’est pas négligeable.
La plate-forme Cardboard de Google, de son côté, est la plus développée en volume avec une trentaine de millions d’unités écoulées. La raison : une politique de distribution agressive et un prix très attractif (moins de 10 euros). L’appareil est en carton et pliable, il peut être envoyé par la Poste, et c’est ce qu’a fait le New York Times lors d’une opération d’envergure en 2016, avec un envoi de 1,3 million d’exemplaires à ses abonnés. Inonder le marché avant même qu’il y ait des contenus était d’ailleurs une mauvaise idée selon Alexandre Jenny, directeur « solutions immersives » de GoPro : « Le Cardboard a fait beaucoup de bien pour le marketing, mais sur la durée, cela n’a pas fait de bien en termes de qualité. Il faut beaucoup plus de qualité pour fédérer des utilisateurs autour d’une technologie. »
Pour son futur modèle Daydream, Google évoque une dalle OLED de 120 Hz, une fréquence de balayage qui permettra d’éliminer les nausées que l’on ressent en progressant dans les mondes virtuels. Un modèle autonome semble aussi être à l’ordre du jour.
Jouant sur le « hype cycle », cette courbe développée par le cabinet Gartner qui représente les cycles technologiques, les constructeurs ont donc occupé le terrain dès la première année du cycle « haut », souvent en sachant que rien n’était gagné. Ce qu’explique Romain Thomas, content manager de la société Homido, un des plus gros distributeurs français de casques du marché. « On a toujours pensé que la VR aurait du mal à s’installer, ou prendrait du temps. On a vu des estimations folles de sociétés expertes qui annonçaient des milliards et des courbes de progression délirantes. Les professionnels du secteur eux continuent à penser que c’est un marché de niche, qui mettra du temps à grandir. » Une notion qu’un grand nombre d’opérateurs de ce marché ont intégré, les constructeurs autant que les investisseurs. Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, lui-même évoquait ce cycle long lors d’une conférence restée en mémoire.
Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, qui a racheté Oculus :
« Je ne pense pas qu’on puisse réduire la trajectoire de la VR de dix à cinq ans. Je pense que ça va prendre dix ans. L’analogie que j’utilise toujours, les premiers smartphones sont sortis en 2003, le Blackberry et le Palm Treo. Et il a fallu dix ans pour arriver à un milliard d’unités.
Je ne sais pas si on aurait pu accélérer ce mouvement, mais je pense que c’était plutôt bien. Si nous pouvons être sur une trajectoire similaire pour la VR et l’AR, alors je serais satisfait. Et j’ai l’impression que nous faisons les bons choix maintenant pour cela.
Mais je demanderais à la communauté des investisseurs de faire preuve de patience parce que nous allons beaucoup investir dans ce domaine et que cela ne va pas vraiment être rentable pour nous pendant un bon moment. »
Trop d'acteurs sur le marché
« Trois plates-formes principales se partagent aujourd’hui le marché et tentent de s’imposer, tout en créant une forte fragmentation, peu lisible par le consommateur. Pour qu’un développeur s’implique dans le développement d’un contenu (jeu ou expérience interactive) il faut qu’une plate-forme diffuse en nombre suffisant pour qu’il y trouve son intérêt. Quand il y a trois plates-formes, cela complique », explique Romain Thomas de la société Homido.
En effet, Sony, Oculus ou HTC ont développé leur propres langages informatiques pour les contenus VR qu’ils produisent, et proposent chacun des « kits de développement » spécifiques. Un véritable écueil pour les développeurs et éditeurs, qui doivent retoucher leur code s’ils veulent être présents sur tous les supports.
Un signe du peu d’appétence qu’a le public de cette cacophonie réside dans le succès de Sony et de son PSVR. Avec la résolution la plus faible (1920 × 1080), plus faible qu’un smartphone (2560 × 1440 pour le Samsung S7), le PSVR s’est vendu au-delà des attentes de Sony. L’existence d’une communauté, un parc déjà installé de Playstation et un catalogue de jeux croissant sont rassurants, tant pour l’acheteur que pour le développeur.
La VR est elle obsolète pour autant ?
Ce qui ne veut pas dire que le marché est déjà mort. Il est en fait étonnamment vivace dans certains secteurs qui ont su trouver un intérêt dans cette technologie. Dans l’éducation, nombre d’initiatives sont menées pour offrir aux plus jeunes des expériences de pratique du langage ou de voyage. Google est par exemple actif sur ce périmètre avec son Google Expedition, programme de VR à destination des établissement scolaires.
Les enfants d’une école américaine en train d’explorer avec des Google Cardboards un des 600 lieux couverts par le programme « Google Expeditions ».
Le domaine le plus évident, celui de la visite virtuelle, a explosé. Nombre de sites de vacances proposent de prévisualiser les locations disponibles et les activités accessibles, jusqu’à Airbnb. Le monde de l’immobilier l’utilise aussi : ainsi la tour Hekla de Jean Nouvel à la Défense a été modélisée en amont en VR pour permettre aux commerciaux de chercher des financements. « C’est sans doute la pratique la plus porteuse, estime Stefan Maarek, qui est à l’origine de ce projet. Bien devant le marketing poussé par les annonceurs… Pour eux, c’est un gros gâchis, tout le monde s’est rué et a voulu faire de la VR et personne n’a réussi à aller au bout. Le futur pour les marques, c’est quand cela sera démocratisé, aujourd’hui, c’est trop tôt. »
Du côté de la formation, on n’est pas en reste, avec un usage de plus en plus affirmé de la VR, qui permet de limiter les coûts d’une formation réelle. Ainsi, Volkswagen prévoit en 2018 de former plus de 10 000 de ses salariés en exploitant l’immersive learning (prise en main de postes de travail, collaboration…). La virtualisation des environnements permet aussi de familiariser les travailleurs à des contextes atypiques. Comme celui du désamiantage de locaux, projet de formation développé par l’Assurance-maladie.
Enfin dans le domaine médical, des usages existent, réellement exploités, dans le traitement des phobies. Non seulement les start-up qui offrent des moyens techniques aux praticiens pullulent, mais les hôpitaux se sont penchés très sérieusement et bien avant l’effet de mode sur ces technologies. Elles équipent aujourd’hui des cabinets médicaux et des hôpitaux partout en France.
La tour Hekla du cabinet d’architecte Jean Nouvel a bénéficié d’une prémodélisation en VR pour la recherche d’investissements.
Répartition en pourcentages des casques de réalité virtuelle sur la plateforme Steam (mars 2018) - Steam hwsurvey
Les créateurs de contenu ont très tôt adopté ce nouveau secteur
Le cinéma a aussi très vite vu l’intérêt qu’il y avait à tirer des technologies immersives. Certains studios, comme Warner, déploient régulièrement des projets de VR dans leurs films. En France, le CNC a amplement réorienté les financements de son fonds « nouveaux médias », dont près de 80 % sont maintenant consacrés aux expériences VR. Et pour visualiser ces expériences, des salles fleurissent, à l’instar de l’ensemble MK2VR à Paris.
Chez AtlasV, jeune société composée de routards des expériences immersives, Arnaud Colinart est très confiant sur l’avenir de cette technologie. « Je ne pense pas que la VR soit une rupture, c’est une évolution naturelle. C’est comme le son : le mono, la stéréo, le Dolby, l’Atmos... Il a fallu du temps pour y arriver mais une fois que c’est adopté, le changement est irréversible. »
Un enthousiasme que les professionnels du jeu vidéo ne partagent pas tous nécessairement. Sur la plate-forme de jeux vidéo Steam, environ 0,4 % seulement des joueurs utiliseraient un casque de réalité virtuelle. A la fin de 2017, quelques gros jeux sont sortis sur PC et PSVR, plutôt bien reçus par les joueurs, mais qui ne sont encore que des adaptations d’anciennes licences. Ainsi, Skyrim, un jeu de 2011 remodélisé en VR, est sur le podium des plus rentables sur la PSVR, avec un revenu de 2,2 millions de dollars de ventes. Sur PC, le Fallout 4 a rapporté 4,7 millions de dollars. Des chiffres à comparer aux best-sellers du jeu vidéo, Call of Duty WWII d’Activision par exemple, qui a allègrement dépassé le milliard de dollars de revenus en 2017. Des chiffres qui ne permettent pas vraiment de lancer des productions ambitieuses et originales pour la VR.
Un an après son lancement, certains membres de l’industrie redoutent une bulle sans lendemain.
Performances des jeux vidéos en 2017
Données Superdata
Des avancées technologiques rapides
Malgré les nombreux indicateurs au rouge, le secteur reste en pleine ébullition, avec de multiples innovations. Un nouveau type de casque est en effet en train de naître, le
« standalone » : plus autonome, sans fil, avec une résolution d’écran supérieure (2880 × 1600), un système 6dof (6 degrees of freedom, ou positional tracking– voir encadré) et embarquant toute l’électronique nécessaire au fonctionnement. Ce sont les très attendus Oculus Go de Facebook, vendu à 200 dollars, et le HTC Vive Focus, beaucoup plus cher (550 dollars).
De nouveaux opérateurs se lancent aussi sur ce marché, et pas des moindres. Lenovo a annoncé à la fin de 2017 son casque « Mirage Solo », mais aussi Asus, Dell ou HP qui ont leurs propres modèles, tous destinés à la plate-forme de Microsoft, Windows Mixed Reality. C’est aussi Qualcomm, le géant des processeurs, dont l’appareil est observé de près.
De leur côté, les « anciens » fabricants de casques nomades sont loin d’avoir abandonné le combat face aux standalones. Les systèmes ARkit et ARcore, qui permettent le positional tracking sur les smartphones, leur ont donné un nouveau souffle. C’est le cas de Google, Samsung, ou Homido, qui continuent à faire évoluer leurs appareils.
Le « 6 degrees of freedom »
Le « 6 degrees of freedom », c’est la capacité qu’ont les casques à restituer les déplacements sur tous les axes (X,Y,Z). Il est possible de tourner la tête (gauche-droite) de l’abaisser (haut-bas), de la pencher (gauche-droite) et enfin de se déplacer (avant-arrière)
Jusqu’à récemment, seuls les appareils haut de gamme (Oculus, Vive) disposaient de cette capacité. Les casques nomades ne sont que 3dof (on ne peut pas avancer ou reculer).
En 2017, Apple et Google développent des systèmes inédits (ARkit et ARcore) qui permettent les déplacements. Un système très utile pour les smartphones, et indispensable pour les technologies de réalité augmentée.
Les modèles « standalone », futur des casques de VR ?
Le modèle standalone « Focus » de HTC
Bernard Monasterolo