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Français, qu'avez-vous fait de vos valeurs ?

Alors qu'il vit aujourd'hui en exil à Berlin, l'écrivain Liao Yiwu souligne que la dictature chinoise n'a jamais changé de nature.

Publié le 17 mai 2013 à 16h55, modifié le 17 mai 2013 à 17h59 Temps de Lecture 5 min.

Ecrire sur la dissidence chinoise pour un public français est une tâche complexe ! Vous autres Français avez été les plus ardents défenseurs de la pensée de Mao Zedong (1893-1976) durant votre mouvement de Mai 68, et vous avez admiré de loin cette marée de drapeaux rouges qui ondulaient sur la place Tiananmen.

La distance vous a empêchés de constater que cette couleur rouge, si pittoresque, n'était en fait qu'un bain de sang. Les catastrophes provoquées par Mao, l'un des plus grands dictateurs du XXe siècle, ont laissé des blessures tellement profondes dans notre société que personne ne sait si la Chine s'en remettra jamais.

Les historiens tentent de chiffrer le nombre de morts directement imputables aux multiples expériences visionnaires de Mao et ne parviennent pas à se mettre tout à fait d'accord : plus de quarante millions ? Cinquante millions ? Quatre-vingts millions ?

Il y a les morts provoquées par la famine liée au Grand Bond en avant de 1959 à 1962, par les massacres de la Révolution culturelle, les innombrables fusillés innocents, et tous ceux qui ont préféré se donner la mort plutôt que de subir déshonneur ou tortures, ceux qui ont trouvé la mort en tentant de fuir à la nage vers Hongkong, ou à travers les forêts tropicales vers le Vietnam ou la Birmanie, et tant d'autres cas...

Et pourtant, aujourd'hui encore, le personnage de Mao Zedong reste plaisant dans la mémoire de nombreux contemporains. Son image se vend comme des petits pains sur tous les marchés chinois, sous forme de tee-shirts, de statuettes, de pendentifs, et le fameux Petit Livre rouge fait maintenant partie des objets à la mode.

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Qui oserait agir de la sorte avec Staline ou Hitler ? Qui oserait arborer un tee-shirt à leur effigie ? Qui envisagerait de reproduire, de façon laudative, les discours de Mussolini ou de Franco ? Pourquoi Mao a-t-il échappé à l'opprobre mondial ?

MÉTHODES SANGUINAIRES

Car, au fond, la dictature chinoise n'a jamais changé de nature depuis la mort de son président, en 1976, et elle approuve ses méthodes sanguinaires. Elle reste brutale, meurtrière, méprisante des valeurs universelles qui sont la liberté de l'individu, son bien-être, son désir de s'exprimer.

Mais que les Français se consolent : ils ne sont pas les seuls à avoir été bernés par ce visionnaire assassin ! Le 21 avril, à l'occasion d'un discours prononcé dans une conférence organisée par le pouvoir chinois, le Prix Nobel de littérature 2012, Mo Yan, a déclaré, jouant sur deux tableaux : "Utiliser la distorsion, la caricature, la diabolisation envers un personnage historique aussi grandiose que Mao Zedong n'est pas bien intelligent. En fait, ceux qui souhaitent encore parler positivement de Mao de nos jours risquent bien des ennuis."

Sauf que le portrait de Mao reste sur tous nos billets de banque, que Mo Yan peut s'exprimer positivement sur l'un des plus grands criminels du siècle et que, non seulement il n'est pas jeté en prison, mais qu'on lui a attribué une voiture de fonction, un logement princier, le rang de vice-ministre, le salaire qui va avec, et que son village natal a été transformé en parc d'attractions sur lequel il touche de confortables dividendes. Tout cela avec le soutien de qui ? Du pouvoir chinois actuel.

Il y a quarante ans, la parole d'un écrivain comme Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) n'était pas contestée, et sa dénonciation du goulag soviétique avait glacé ses lecteurs. Ceux qui parvenaient à fuir l'enfer communiste étaient accueillis comme des héros, et la presse transmettait leurs idées, dressait leur portrait.

Moi je n'ai pas eu la chance d'Alexandre Soljenitsyne. Mais, comme lui, je ne me considère pas comme un dissident, mais plutôt comme un rebelle, et, comme lui, j'enrage de l'indolence des pays occidentaux qui ne voient pas le danger que représentent ces immenses pays sous la botte de la dictature.

Durant la guerre froide, personne ne contestait l'idée du bien (démocratie) et du mal (dictature). Aujourd'hui, les valeurs ont perdu leurs contours, et tout baigne dans un flou sans substance.

ACCUSÉ DE CRIMES ÉCONOMIQUES

Regardez : mon ami Li Bifeng, poète et écrivain, qui a partagé mes quatre années de prison au lendemain du massacre de Tiananmen, au début des années 1990, se retrouve en prison dans notre province natale, le Sichuan. Il a été condamné à douze ans de réclusion durant l'automne 2012. Bien sûr, il a été accusé de crimes économiques, mais chacun sait que son seul crime est d'être resté fidèle à la cause démocratique, et d'avoir été mon ami.

Il a même été condamné plus lourdement que mon autre fidèle ami, Liu Xiaobo, qui, lui, a joui d'une certaine compassion puisque sa peine de onze ans de prison lui a valu le Prix Nobel de la paix en 2010. Mais qui, aujourd'hui, se souvient encore de son nom en France, quel intellectuel se porte à son secours, quel sinologue a pris fait et cause pour demander sa libération ?

Chacun craint de perdre son visa pour la Chine, la subvention qui sera octroyée à son université s'il contribue à y implanter un Institut Confucius, la possibilité d'effectuer des voyages en Chine à l'occasion de colloques qui sont prétextes à de grands festins dans des hôtels de luxe.

J'utilise ma plume et la magie de la littérature pour que les souffrances de la Chine ne soient pas passées sous silence, pour que cette prodigieuse injustice qui est commise à notre égard, à nous Chinois, soit un tout petit peu connue : pourquoi faut-il plaindre les victimes du nazisme, du stalinisme ou du fascisme et continuer à chanter les louanges du développement économique de la Chine ? Notre peau serait-elle moins tendre que la vôtre ?

(Traduit du chinois par Marie Holzman.)


Liao Yiwu a été arrêté en 1990 et jeté en prison quatre ans pour avoir dénoncé la répression de Tiananmen. Il s'est enfui de Chine en 2011 et vit en exil à Berlin. Dernier ouvrage paru : "Dans l'Empire des ténèbres",éd. François Bourin, 672 p., 24 €.

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