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Machine engima.
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Alan Turing, l'interminable réhabilitation d'un génie

Par  (Directeur du "Monde")
Publié le 28 janvier 2015 à 10h04, modifié le 28 janvier 2015 à 14h09

Temps de Lecture 7 min.

En l'honneur de leurs génies disparus, les hommes érigent des statues, attribuent des prix, brodent des légendes. Le Britannique Alan Turing (1912-1954), père de l'informatique, co-inventeur de l'ordinateur, visionnaire de l'intelligence artificielle, a eu droit à tous ces signes posthumes, comme autant de regrets de n'avoir compris de son vivant à quel point il était important. Décerné chaque année, un prix qui porte son nom est considéré comme le Nobel de l'informatique. Des palmarès, comme celui du magazine Time en 1999, l'ont classé parmi les 100 personnages-clés du XXe siècle. Des livres et des pièces de théâtre lui ont été consacrés. Sur Internet, qu'il contribua à rendre possible, toutes sortes d'histoires, vraies ou fausses, circulent sur son compte.

Mais ces masses de textes, ces flots de paroles ne pesaient rien, tant que quelques mots leur manquaient. Le premier ministre britannique les avait écrits, il y a quelques années, en réponse à une pétition qui a rassemblé plus de 30 000 signataires, à l'initiative de l'informaticien John Graham-Cumming. Au nom de son gouvernement, Gordon Brown a présenté, le 10 septembre 2009, ses excuses pour le « traitement effroyable » que son pays a réservé à l'un de ses plus grands scientifiques. Suivra, en 2013, un « Royal pardon », accordé le 24 décembre.

Un "Sorry Alan !" pour celui qui, en 1952, avait été condamné par la justice anglaise pour "indécence manifeste". Son délit : être homosexuel. Sa peine : deux ans d'emprisonnement ou un traitement aux hormones féminines revenant à une castration chimique. Le mathématicien choisit les injections, qui le rendirent impuissant. Ses seins se mirent à pousser, sa silhouette athlétique (il était si doué pour le marathon qu'il faillit être sélectionné pour les Jeux olympiques de Londres de 1948) s'en trouva irrémédiablement déformée.

« Châtiment inhumain »

La statue à la mémoire d'Alan Turing, inaugurée en 2001 à Manchester.

Ce traitement était achevé depuis un an lorsque, le lundi de Pentecôte 1954, Alan Turing croqua une pomme avant de se coucher, comme il en avait l'habitude. Celle-là avait macéré dans du cyanure. Le scientifique venait de mettre fin à ses jours en s'inspirant de Blanche-Neige et les sept nains, le dessin animé de Walt Disney qu'il aimait tant qu'il en psalmodiait souvent les paroles prononcées par la sorcière, dans sa scène favorite : « Plonge la pomme dans le bouillon, Que la mort qui endort s'y infiltre. »

La loi qui a brisé la carrière de Turing, après avoir envoyé Oscar Wilde en prison, ne fut abrogée en Angleterre qu'en 1967, et pas avant 1980 en Ecosse et en Ulster (en France, l'homosexualité a été dépénalisée en 1981). Dans sa lettre, Gordon Brown exprimait ses regrets pour « les milliers d'homosexuels qui furent condamnés par cette législation homophobe » et pour « les millions d'autres qui vécurent dans la crainte d'être confondus ». Dans le cas d'Alan Turing, ce « châtiment inhumain » s'alourdit toutefois d'une injustice supplémentaire.

Le génie était aussi un héros. « Il n'est pas exagéré d'affirmer que, sans sa contribution exceptionnelle, l'histoire de la seconde guerre mondiale aurait pu être très différente, écrit M. Brown. Il est l'un de ces individus dont on peut dire que leur apport unique a fait basculer la guerre. »

Durant le conflit, Alan Turing a su casser Enigma, la machine utilisée par les Allemands pour crypter leurs communications. Il a ainsi donné aux Alliés un avantage décisif, notamment dans la bataille de l'Atlantique. Ce rôle est aujourd'hui son plus grand fait de gloire. Mais, tenu secret pendant plus de trente ans, il ne put plaider en sa faveur au moment de ses déboires judiciaires et, sans doute même, contribua à aggraver son cas. Aussi à l'aise dans les théories de pointe que maladroit dans le jeu social, Alan Turing n'a de toute manière jamais su se défendre.

Ce décalage avec ses semblables est apparu dès l'enfance de ce second fils de fonctionnaires coloniaux, placé dans des familles d'accueil en Angleterre pendant que ses parents demeuraient aux Indes. Son inadaptation aux règles de sa public school était toute proche de l'installer dans une réputation de mauvais élève, voire de le menacer de renvoi, si une première manifestation de son don ne l'avait sorti de ce mauvais pas. A 16 ans, Alan Turing se montre capable de démontrer par ses seuls moyens l'une des lois les plus ardues de la relativité d'Einstein. En 1929, une passion platonique pour un de ses camarades, surdoué en sciences, cristallise sa vocation. La mort brutale de ce modèle le décide à prendre le relais et place sa vie sous le signe de l'amour des mathématiques théoriques et des garçons.

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Résumées à grands traits, les années 1930 de Turing auraient toutes les apparences de la consécration précoce, si elles n'avaient été compliquées, dans le détail, par son caractère difficile et ses comportements déroutants. Rien ne manque : l'entrée au prestigieux King's College de Cambridge et le passage à Princeton, l'université qui a fait basculer le centre de gravité de la recherche fondamentale vers l'Amérique depuis qu'Einstein l'a rejointe. Et la publication, qui justifierait à elle seule la notoriété du scientifique.

La « machine de Turing »

Une machine Enigma, utilisée par l'armée allemande pour crypter ses communications durant la seconde guerre mondiale.

En 1936, Alan Turing dénoue l'une des questions de logique les plus brûlantes de l'époque, en démontrant que certains problèmes mathématiques ne peuvent être résolus. Pour cela, il postule l'existence théorique d'une machine programmable, capable d'effectuer vite toutes sortes de calculs. Même si elle reste purement abstraite, cette « machine de Turing », passée sous ce nom à la postérité, est un saut crucial vers la fondation de l'informatique. Elle est la première affirmation qu'un appareil peut effectuer toutes sortes de tâches à condition d'être programmé pour cela. Elle porte aussi l'intuition que des mécanismes peuvent se montrer aussi « intelligents » que l'homme, s'ils reproduisent son activité mentale. Cette idée signe l'originalité de la démarche de Turing, capable de lancer des ponts entre les problèmes de logique pure et la réalité physique.

La guerre allait lui offrir l'occasion, unique pour un mathématicien, d'avancer en éclaireur sur ces ponts. A Bletchley Park, le manoir victorien, entre Oxford et Cambridge, qui abrite les services de décryptage du renseignement anglais, Turing s'attaque en 1939 à un jeu de logique et de mécanique qui peut sauver des milliers de vies : construire une machine capable de déterminer chaque jour parmi les 159 milliards de milliards de clés possibles du système de codage Enigma laquelle donnera accès aux messages des Allemands. Pour y parvenir, il bénéficie des percées effectuées par des mathématiciens polonais dans les années 1930. Et, dès 1941, ses inventions, les « bombes Turing », des armoires d'un mètre agitées par un fracas équivalent à celui de milliers d'aiguilles à tricoter, ne mettent que quelques heures à décrypter les communications entre l'état-major allemand et ses sous-marins dans l'Atlantique.

Au centre de ce jeu de stratégie mondial, un homme d'à peine 30 ans, qui traverse parfois la campagne anglaise à vélo, un masque à gaz sur le visage pour se protéger du rhume des foins. A Bletchley Park, personne ne se moque des extravagances d'Alan Turing, de ses gestes saccadés, des mots qui lui restent parfois comme bloqués dans la gorge, de son pantalon qui tient par des bouts de ficelle. « Dans cette sorte d'université secrète rassemblant les meilleurs mathématiciens britanniques, des notions comme la tradition et les usages, le rang, l'âge, les diplômes et autres détails superficiels étaient ignorés : seule importait la faculté de penser », écrit son biographe, Andrew Hodges. Dans le secret de Bletchley Park, le chercheur est protégé des absurdes pesanteurs de l'armée britannique, encore rétive à la révolution du renseignement de masse. Le manque de moyens devient criant ? Il suffit à Turing d'écrire directement à Winston Churchill, qui, lui, a très bien compris l'intérêt de l'entreprise de décryptage, pour débloquer les choses.

Tenu au secret

La fin de la guerre marque le retour aux pesanteurs administratives et aux conventions sociales. Considérant que ses recherches en vue de « la fabrication d'un cerveau » sont entravées, Turing quitte le grand projet d'ordinateur mené près de Londres pour celui d'un autre prototype à Manchester. Toujours entre abstraction et monde physique, ses travaux sur la formation des êtres vivants ne lui attirent que de la commisération. Ces intuitions ont pourtant commencé à être validées par des biologistes ces dernières années. Pour s'expliquer désormais, Alan Turing doit composer avec une autre difficulté que sa gêne relationnelle : le secret militaire l'empêche de faire état de ses découvertes pendant la guerre.

Ce secret lui vaut aussi une attention soupçonneuse des services de renseignement sur sa vie sentimentale. En cette période de guerre froide et de maccarthysme triomphant, les homosexuels sont souvent considérés comme les « maillons faibles », trop facilement manipulables par des agents étrangers, des systèmes de défense occidentaux. La liaison mouvementée qui conduit à son procès ne peut qu'accroître ces craintes. D'autant qu'au silence auquel il est tenu sur son oeuvre de guerre, Turing oppose une franchise absolue sur sa sexualité, qu'il n'a jamais cherché à cacher. Après sa condamnation, cette sincérité se transforme en bravade : deux fois, le détenteur d'innombrables secrets d'Etat voyage hors d'Angleterre pour mener ostensiblement des aventures avec des étrangers. Dernier défi à l'ordre établi avant de croquer sa pomme. Ce fruit empoisonné qui alimente aujourd'hui une jolie légende urbaine qu'aurait aimée l'amateur de contes pour enfants : Apple aurait choisi son logo, représentant une pomme croquée, en hommage, toujours démenti par la firme et son designer, au génie si maltraité de l'informatique.

Une première version de cet article a été publiée en 2009.

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