Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Des aires de jeux permissives pour des enfants plus libres

Courir, grimper, se confronter au risque, le maîtriser... Autant d'activités indispensables au développement des enfants. Des terrains d'aventure voient le jour, qui font la part belle à l'imagination et au sens du défi.

Par 

Publié le 13 février 2015 à 20h53, modifié le 20 février 2015 à 17h55

Temps de Lecture 9 min.

Des tuyaux à descendre et à remonter, des recoins à explorer,  des histoires à inventer... et des limites auxquelles se confronter.  Avec leur environnement stimulant, les nouvelles aires de jeux montrent  que l'on peut à la fois respecter et interpréter les normes.

Une grappe de gamins part à l'assaut d'une pente en bois vertigineuse, saignée par des toboggans impressionnants, tendue de cordes, interrompue par des escaliers en béton et hérissée de drôles de tuyaux en aluminium. Quelques parents novices tentent d'assister leurs enfants et se retrouvent coincés dans une montée, bras écartés, fesses en arrière, dans un équilibre précaire et un peu ridicule. Les autres ont laissé tomber. Ils observent, perplexes. « La première fois, ça fait bizarre, avoue Ahmed, le père de l'intrépide Chloé, 7 ans. On passe son temps à les perdre et à se demander si on va finir aux urgences ! Mais bon, on s'habitue... »

Depuis qu'elle a été inaugurée en 2010, l'aire de jeux du parc de Belleville, à Paris, aimante les mômes du quartier et bouscule les habitudes. « Je n'ai jamais vraiment compris comment cela avait été possible, s'amuse Clément Willemin, le cofondateur de Base, le cabinet d'architecture qui a conçu le projet. Je crois que les services des espaces verts en ont eu marre de voir des petits trains. Surtout, c'est venu des habitants : pendant la concertation organisée par la Ville en amont du projet, les enfants et leurs parents ont tous demandé quelque chose de plus risqué. » Depuis, Base a dessiné deux autres aires de jeux aussi audacieuses : l'une au centre de Lyon, ouverte l'été dernier sur l'ancienne caserne Sergent-Blandan ; l'autre en septembre, sur la rive droite de Bordeaux. Les accidents n'y sont pas plus nombreux qu'ailleurs, notent les observateurs. « Avec Belleville, on a montré qu'on peut à la fois respecter et interpréter les normes », analyse Clément Willemin.

« RARES SONT LES MOMENTS OÙ L'ENFANT EST AUTONOME »

L'air de rien, avec quelques planches et une belle imagination, ils ont peut-être amorcé une petite révolution, commencée ailleurs il y a plus d'un siècle... Pour l'immense majorité des petits Européens et des Américains, le temps des roulades dans les foins, des barrages et des cabanes est révolu : les trois quarts d'entre eux vivent désormais en ville. Or la ville n'accueille plus vraiment les enfants. Peu à peu, on leur a interdit les cours d'immeubles (ils font trop de bruit) et les trottoirs (trop de voitures et d'inconnus). Sans espace à eux, les jeunes citadins manquent aussi de temps. Entre les écrans, l'école et les activités extrascolaires, « rares sont désormais les moments où l'enfant est autonome, sans le contrôle d'un adulte, libre de rêvasser, de bricoler, de ne rien faire ou de préparer une quelconque bêtise », note Thierry Paquot, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris qui a dirigé La Ville récréative (Ed. Infolio, à paraître en mars), et a conçu une exposition sur les enfants dans la ville qui ouvrira en mai à La Halle aux sucres de Dunkerque.

Avec leur environnement stimulant, les nouvelles aires de jeux montrent  que l'on peut à la fois respecter et interpréter les normes.

Reste donc le square. Où les enfants, en théorie, devraient s'adonner librement aux jeux. Mais les squares tiennent rarement leurs promesses. En France, ils sont souvent fermés pour peu qu'il ait plu, neigé ou qu'il y ait du vent (pourtant, chacun sait qu'il n'y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements). Derrière leur grillage vert bouteille et une haie de troènes, ils offrent une forêt de panneaux d'interdiction - de jouer au ballon, de marcher sur la pelouse, de grimper sur le muret... - et la compagnie d'un canard à ressort et d'une petite maison rouge agrémentée d'un toboggan.

UNE SORTE DE DÉCHARGE POUR ENFANTS À COPENHAGUE

« Le jeu, c'est très sérieux. Les gens qui conçoivent les squares l'ont beaucoup dévalorisé avec ces espaces stéréotypés », soupire Penny Wilson, une spécialiste du jeu, qui conseille les commanditaires d'aires de jeux aux Etats-Unis et en Angleterre. Penny a formé le staff de l'Imagination playground conçu par l'architecte David Rockwell dans le sud de Manhattan, avec des blocs et des frites en mousse bleue permettant aux enfants de réinventer constamment le décor. (Le succès est tel que les blocs se vendent désormais dans le monde entier.)  Un enfant joue, donc il est. Livré à lui-même, où qu'il soit dans le monde, il court, se cache, trafique avec la nature, imite les adultes.

En apparence futiles, ces activités sont « fondamentales pour le développement physique, intellectuel, social et affectif des enfants », résume Penny Wilson. C'est pour cela que le jeu est au coeur des théories des pédagogues novateurs comme Montessori, Steiner, Decroly ou Freinet, et que certains anthropologues sont convaincus qu'il est indispensable à la survie de notre espèce. Or, d'après Joan Almon, cofondatrice d'Alliance for Childhood, qui milite pour des aires de jeux inventives, « la plupart des squares ne conviennent pas au développement des enfants, surtout après 5-6 ans. Ils ne proposent que des équipements fixes qui couvrent à peu près leurs besoins physiques et permettent à la rigueur quelques interactions sociales. Mais ils ne stimulent pas du tout l'imaginaire, la capacité à créer ».

A Lyon, dans le parc Sergent-Blandan, une aire de jeux audacieuse a ouvert l'été dernier, en rupture avec les standards des squares traditionnels.

Les playgrounds, ou aires de jeux, sont apparus au tournant du siècle dernier en Allemagne et aux Etats-Unis, avec l'idée qu'il fallait aérer et fortifier les enfants. Mais c'est sur les ruines - littéralement - de la seconde guerre mondiale en Europe qu'ont émergé les premières expériences révolutionnaires. Dans les quartiers détruits d'Amsterdam par exemple, l'architecte Aldo van Eyck conçoit entre 1947 et 1978 plus de 700 aires de jeux ouvertes sur la rue et minimalistes, pour laisser vagabonder l'esprit des enfants. En cela, il s'est inspiré du paysagiste danois Carl Theodor Sorensen qui le premier place la créativité au centre du dispositif. Il transforme en 1940 un terrain vague de Copenhague en une sorte de décharge pour enfants, avec briques, boue, planches, clous...

« De toutes les choses que j'ai aidé à réaliser, déclara Sorensen, mon aire de jeux est la plus moche. Mais pour moi c'est la plus importante et la plus belle. » Elle séduit en tout cas lady Allen of Hurtwood, une horticultrice anglaise qui importe le concept à Londres. Sur les trouées du Blitz, elle construit avec les décombres des adventure playgrounds. Ses squares baignent dans une atmosphère « libre et permissive », avec petits équipements amovibles, grandes structures et le moins d'intervention possible des adultes, pour que les enfants se confrontent « aux responsabilités qu'offre la liberté ».

LA FRANCE EST CLAIREMENT À LA TRAÎNE

Depuis, un peu partout en Europe du Nord et aux Etats-Unis, les terrains d'aventure ont pris racine. Celui de Berkeley, par exemple, qui fête ses 36 ans, laisse les mômes construire des tours en bois avec des marteaux, des scies, des clous et de la peinture. A Wrexham, petite ville du Pays de Galles au sud de Liverpool, The Land, qui a ouvert il y a trois ans, ressemble à un petit bidonville : le long d'un ruisseau, le terrain est jonché de vieux matelas, d'un conteneur, de palettes, pneus et gros tuyaux de béton. Ici, les gamins jouent avec le feu - pour de vrai - et taillent dans des cartons avec une scie longue comme le bras.

Newsletter
« M Magazine »
Chaque dimanche, retrouvez le regard décalé de « M Le magazine du Monde » sur l’actualité.
S’inscrire

En Allemagne surtout, des espaces qui intègrent la nature, les animaux et des activités manuelles ont été imaginés. « Autour de chez moi, il doit y avoir six parcs aménagés, raconte Aude, une mère française expatriée à Berlin. Ils sont originaux, inventifs. Les enfants grimpent sur des trucs à des hauteurs pas possibles. Ils jouent ensemble, couverts de sable et d'eau... Cet été, on s'est arrêté dans un square à Aix-en-Provence où il y avait le sempiternel animal à ressort et un toboggan. Au bout d'un quart d'heure, mon fils de 6 ans m'a demandé : "Mais il est où le parc ?"» La France est clairement à la traîne. A de rares exceptions près, la place de l'enfant dans la ville n'y intéresse personne. En lieu et place de concepts utopiques, des catalogues de fabricants d'équipements standardisés, des informations gouvernementales sur la sécurité, et des rappels de la réglementation. Bien entendu, l'Hexagone n'est pas le seul pays à avoir succombé au syndrome du square aseptisé. A partir des années 1990, au fur et à mesure que la société devenait allergique à l'accident et que la crainte des procès s'imposait, les normes de sécurité se sont multipliées. Dans les squares, surtout aux Etats-Unis, on a supprimé des bacs à sable, pas assez hygiéniques, abaissé les toboggans, recouvert le bitume de caoutchouc.

Dans le parc Sergent-Blandan, à Lyon. C'est une des premières aires de jeux du genre en France, après celle du parc de Belleville, à Paris, inauguré en 2010.

Mais le tout-sécuritaire et l'ennuyeux pourraient avoir vécu. « Les enfants ont besoin de se confronter au risque et de dépasser leur peur », rappelait Ellen Sandseter dans un article du New York Times de 2011 intitulé - signe des temps - « Est-ce qu'un playground peut être trop sécurisé ? ». La psychologue norvégienne répertoriait six jeux indispensables pour apprendre à anticiper le danger, à le maîtriser, et à ressentir l'immense bonheur d'y parvenir : grimper, aller vite, se servir d'outils dangereux, être près d'éléments dangereux (l'eau, le feu), se battre, et se promener seul, hors de la vue d'un adulte.

« L'aire de jeux idéale doit proposer de vrais challenges aux enfants : elle doit avoir l'air dangereuse tout en étant sûre, résume Ole Barslund Nielsen, le fondateur de Monstrum, une entreprise danoise qui fabrique des structures en bois spectaculaires et poétiques. Elle doit aussi être belle et raconter une histoire. » La formule est magique : démarré en 2003, Monstrum emploie aujourd'hui 23 charpentiers, designers et architectes et a livré une centaine d'aires de jeux à travers le monde : un immense paquebot échoué au pied d'un phare à Moscou, une forêt de champignons géants à Stockholm, un théâtre décomposé à Malmö en Suède. L'une de leurs créations trône dans le square Charles-de-Gaulle à Toulouse. « Nous sommes de plus en plus sollicités », constate Ole Barslund Nielsen.

« IL FAUT FAIRE CONFIANCE AUX ENFANTS »

« Il faut faire confiance aux enfants : la plupart savent évaluer le risque et vont y aller progressivement, rappelle Penny Wilson, qui dirige des séminaires pour apprendre aux parents à laisser leur progéniture jouer tranquille. On essaie de leur enseigner les choses, mais les enfants ont besoin d'apprendre par eux-mêmes. » Et de prendre l'exemple du sol en caoutchouc si rassurant : « ça n'a aucun sens : les enfants doivent apprendre à ne pas tomber ! » Selon une étude menée par David Ball, professeur en gestion du risque de l'Université de Middlesex de Londres, le revêtement n'a pas fait diminuer de façon significative le nombre de blessures à la tête, mais les fractures du bras ont augmenté, sans doute car les enfants, qui ont moins peur de tomber, font moins attention...

Reste à convaincre les parents. Pour de nombreux enfants de soixante-huitards - ceux qui ont dormi dans des couffins en osier sur la banquette arrière des 2CV et qui ont passé des heures dans des greniers, ignorés par les adultes - lâcher du lest est compliqué. Ils sont devenus des « parents hélicoptères », comme on les surnomme aux Etats-Unis, des amis bienveillants et omniprésents, qui surveillent en permanence et volent au secours de leur progéniture à la moindre contrariété, risquant de créer une dépendance, une incapacité à grandir et à affronter un monde perçu comme hostile et dangereux. Une étude anglaise montre qu'en 1971, 80 % des enfants de CE2 se rendaient à l'école tout seuls. En 1990, ils ne sont plus que 9 %, et encore moins aujourd'hui. Pourtant, hormis les enlèvements par des proches, liés aux divorces ratés, les kidnappings d'enfants n'ont pas augmenté.

Dans le square, on a tous vu - ou été - un parent hélicoptère. C'est cette maman qui dit : « Tu peux aller jouer mais tu restes par là, que je te voie » ; ce papa sur le toboggan, sa fille calée entre les jambes ; et nous enfin qui, à la vue d'un enfant dans un arbre, pensons immédiatement « il va tomber ». Il va falloir que les parents se détendent. Sinon, les rares terrains d'aventure qui existent encore ressembleront à des réserves naturelles pour une culture en voie d'extinction, celle de l'enfance laissée en liberté.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.