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Attaque chimique à Douma : le « faisceau de preuves » qui accusent le régime syrien

Paris et Washington affirment que l’attaque du 7 avril de la ville rebelle de la Ghouta orientale était chimique ; Moscou, alliée de Bachar Al-Assad, dément.

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Publié le 17 avril 2018 à 16h55, modifié le 30 octobre 2019 à 09h53

Temps de Lecture 8 min.

La ville de Douma, près de Damas, où l’armée syrienne est accusée d’avoir mené une attaque chimique contre des civils, lundi 16 avril 2018.

Trois jours après les frappes de représailles menées le 14 avril contre Damas, les inspecteurs dépêchés par l’Organisation internationale pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) en Syrie ont finalement pu accéder, mardi 17 avril, à la ville de Douma, victime, le 7 avril, d’attaques chimiques présumées qui auraient tué une quarantaine de personnes.

La Syrie et la Russie avaient jusqu’ici invoqué des « problèmes de sécurité » pour leur interdire l’accès, selon l’OIAC. Des « problèmes de sécurité » qui n’ont pas empêché, entre autres, des journalistes de la télévision suédoise TV4 d’accéder au site lundi 16 avril et d’y interroger un survivant : « Nous étions réfugiés au sous-sol. Le missile a frappé l’immeuble à 19 heures. Nous nous sommes précipités dehors alors que les femmes et les enfants couraient à l’intérieur. Ils ne savaient pas que l’immeuble était totalement rempli de gaz (…). Ceux qui sont restés à l’intérieur sont morts. »

« Tout à coup, du gaz s’est répandu autour de nous, a témoigné un voisin à la télévision américaine CBS, dont une équipe s’est également rendue sur les lieux. Nous ne pouvions pas respirer, ça sentait le chlore. »

L’un des deux cylindres de gaz qui a frappé l’immeuble, sur le toit, filmé par les casques blancs, le nom donné aux secouristes dans les zones rebelles, après le bombardement, est toujours présent, neuf jours après, sur les images filmées lundi par la télévision suédoise et de l’américaine CBS.

Dans l’immeuble, un journaliste suédois dit avoir senti une forte odeur et une gêne à la gorge. A contrario, les médias favorables à Damas, qui ont arpenté la ville, affirment n’avoir réuni aucun indice qui incriminerait le gouvernement syrien.

Pourquoi le gouvernement français est-il certain de la nature chimique de l’attaque ?

Seule une équipe de l’armée russe s’était jusqu’ici rendue brièvement, le 9 avril, à Douma pour inspecter l’un des sites frappés deux jours plus tôt, l’immeuble où ont été retrouvées la majorité des victimes. Affirmant avoir effectué des prélèvements, Moscou a conclu, le 11 avril, qu’aucun agent toxique n’avait été utilisé à Douma et a de nouveau accusé les secouristes de la défense civile (les casques blancs qui opèrent dans les zones rebelles) d’avoir « mis en scène » l’attaque. Une accusation récurrente.

« L’examen des vidéos et des images montrant des victimes et mises en ligne a permis de conclure avec un haut degré de confiance que la grande majorité est de facture récente et ne relève pas d’une fabrication », a riposté Paris, le 14 avril. Dans les heures qui ont suivi les frappes américano-franco-britanniques, le gouvernement français a publié son « évaluation nationale sur l’attaque chimique du 7 avril 2018 » pour légitimer son action. De son côté, Washington a également publié sa propre évaluation, dans la soirée du 13 au 14 avril.

Selon le rapport rendu public par Paris, « un document constitué à partir d’analyses techniques d’informations déclassifiées obtenus par les services français », « la France estime que (…), sans doute possible, une attaque chimique a été conduite contre des civils à Douma le 7 avril 2018, et qu’il n’existe pas d’autre scénario plausible que celui d’une action des forces armées syriennes dans le cadre d’une offensive globale dans l’enclave de la Ghouta orientale ».

Quelle est la chronologie des attaques ?

Les documents français et américains évoquent « plusieurs attaques chimiques létales », sans en préciser le nombre. Le scénario des raids, établi dans les heures qui ont suivi les bombardements par trois ONG syriennes – le Syrian Network for Human Rights ; le Violations Documentation Center in Syria et les casques blancs – signale deux frappes distinctes le 7 avril. Une première, près d’une boulangerie, à 16 heures, puis une seconde entre 19 heures et 19 h 30, qui a frappé un immeuble de trois étages dans le centre-ville.

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Les vidéos diffusées dans la nuit du 7 au 8 avril par des médias locaux montrent de nombreux corps sur le site de la seconde attaque ; celle diffusée par la télévision Al-Jazira le 9 avril lors de l’arrivée de la police militaire russe sur les lieux et, enfin, le reportage de la télévision suédoise montrent qu’il s’agit du même immeuble, près de la place Al-Shuhada.

Des dizaines de personnes auraient ainsi péri dans l’édifice. Si les casques blancs ont avancé dans un premier temps le chiffre de quarante-trois morts, le comptage des corps sur les vidéos permet, lui, de confirmer la présence de trente-quatre cadavres sur le site, selon un décompte du collectif d’investigation Bellingcat, dont les enquêtes reposent sur des techniques de géolocalisation et l’analyse de sources ouvertes, et qui a examiné des vidéos filmées dans l’immeuble et postées dans la nuit. « Au total, plusieurs dizaines de personnes, au moins quarante selon plusieurs sources, seraient mortes d’une exposition à une substance chimique », estime l’évaluation française.

Pourquoi avoir recours aux armes chimiques ?

Alors même que Damas était en passe de parachever sa victoire dans la Ghouta après huit semaines d’offensive, pourquoi l’armée syrienne aurait-elle eu recours à des armes chimiques ? Une stratégie militaire et un sentiment d’impunité, répondent ses accusateurs.

Samedi 7 avril, Douma est déjà soumise depuis quarante-huit heures à un déluge de feu après plus de deux semaines d’accalmie relative. Mais Damas veut en finir avec l’ultime enclave rebelle de la région, alors que le gros des forces du groupe salafiste Jaych Al-Islam (environ cinq mille combattants) refusent toujours d’évacuer la ville au terme des négociations commencées à la mi-mars sous l’égide des forces russes.

L’emploi d’armes chimiques s’inscrit-il dès lors dans ce cadre ? Pour Paris, aucun doute : « L’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien a du sens dans ce contexte, d’un double point de vue, militaire et stratégique », dit le document français :

« Tactiquement, l’utilisation de telles munitions permet de déloger des combattants ennemis abrités dans des habitations afin d’engager le combat urbain dans les conditions les plus avantageuses pour le régime. (…)

Stratégiquement, [elle] a notamment pour objectif de punir les populations civiles présentes dans les zones tenues par des combattants opposés au régime, et de provoquer sur elles un effet de terreur et de panique incitant à la reddition. (…) Il s’agit de démontrer que toute résistance est inutile et de préparer la réduction des dernières poches. »

Les attaques du 8 avril ont-elles précipité la reddition de Douma, parachevant cet « objectif stratégique » d’une utilisation de munitions chimiques ? Le 9 avril, deux jours après les raids, l’évacuation des civils restés dans la ville reprend, dans la panique et le chaos. Les autorités locales et le groupe Jaych Al-Islam ont perdu le contrôle de la situation, rapportent les correspondants locaux de l’agence syrienne favorable à l’opposition Smart News. Les combattants salafistes incendient leurs installations et leurs équipements, tandis que les entrepôts des ONG qu’ils contrôlent sont pillés par la population, en quête de vivres.

L’agence de presse gouvernementale SANA annonce, le même jour, que les opposants armés acceptent finalement de quitter la ville. Le 12 avril, au terme de huit semaines d’opérations, la police militaire russe se déploie dans Douma, scellant la capitulation définitive.

Le document américain affirme de son côté que les Etats-Unis disposent d’un « grand faisceau de preuves qui impliquent la responsabilité du régime d’Al-Assad ». Washington va plus loin que l’évaluation française en accusant des hélicoptères de l’armée syrienne d’être à l’origine des frappes.

« De nombreux hélicoptères gouvernementaux ont été observés en train d’évoluer au-dessus de Douma le 7 avril. Des témoins mentionnent spécifiquement un appareil Mi-8, qui aurait décollé de l’aéroport voisin de Doumayr avant de tourner au-dessus de Douma pendant l’attaque. »

Les Etats-Unis corroborent – ou s’appuient – sur les données en temps réel du réseau Sentry Syria. Un système d’alerte aérienne composé d’observateurs qui scrutent le ciel et les échanges radio et déterminent les caps empruntés par les avions qui décollent des bases aériennes gouvernementales ou russes. En 2017, Washington avait rendu publiques les données radar du plan de vol de l’avion impliqué dans le bombardement au sarin de Khan Cheikhoun, confirmant a posteriori les observations de Sentry Syria.

Les relevés du 7 avril témoignent d’une activité aérienne intense dans le ciel de Douma avec des survols d’hélicoptères et d’avions de combat partis des bases aériennes de Doumayr, située à 40 kilomètres au nord-est de l’enclave alors assiégée, et de l’aéroport militaire d’Al-Sin, à 75 kilomètres à l’est.

Dans la demi-heure qui a précédé le raid qui a ciblé les environs de la place Al-Shuhada, le réseau d’alerte a ainsi signalé le décollage d’au moins quatre « hélicoptères barils » de la base de Doumayr. Deux d’entre eux seront observés au-dessus de Douma quelques instants avant la frappe.

Relevé de l’activité aérienne le 7 avril en début de soirée dans la région de Damas.

Le terme « hélicoptères barils » désigne les appareils qui larguent des barils non guidés, souvent des cylindres à gaz fabriqués localement et emportés par des hélicoptères d’origine russe Mi-8.

« De nombreux témoins oculaires confirment que des barils ont été largués par ces hélicoptères, une tactique utilisée pour cibler les civils tout au long de la guerre. Les photographies des barils largués à Douma correspondent à ceux utilisées précédemment par le régime », poursuit l’évaluation américaine.

Quel type de substance a été utilisé ?

« Si en l’absence à ce stade d’échantillons chimiques analysés par ses laboratoires, la France estime donc qu’une attaque chimique a été conduite contre des civils à Douma le 7 avril 2018 », l’évaluation de Paris ne précise pas la nature de l’agent chimique employé, tout en estimant que plusieurs auraient pu être utilisés en décrivant les symptômes provoqués par l’attaque : « Suffocation, asphyxie ou difficultés respiratoires. Hypersalivation et hypersécrétions notamment orales et nasales. Cyanoses. Brûlures cutanées et brûlures de la cornée (…). Aucune mort par effet mécanique n’est visible. L’ensemble de ces symptômes est caractéristique d’une attaque par armes chimiques, notamment par des agents suffocants et par des agents organophosphorés ou de l’acide cyanhydrique. »

Si le gaz sarin, dont l’utilisation à Khan Cheikhoun a été confirmée par l’OIAC, fait partie de la famille des organophosphorés, rien n’indique à ce stade sa présence à Douma ou celle d’un autre produit qui aurait été utilisé en parallèle avec du chlore, dont l’usage à répétition a été attesté en Syrie par les enquêteurs onusiens. Les deux cylindres de gaz identifiés sur le site de la seconde attaque correspondent d’ailleurs à ceux qui ont été identifiés dans de nombreuses allégations d’attaques au chlore ces quatre dernières années en Syrie.

« Les traces peuvent être effacées et chaque jour qui passe nous éloigne d’une compréhension précise de ce qui s’est passé », expliquait le 12 avril au Monde Olivier Lepick, spécialiste des armes chimiques et chercheur associé à la Fondation pour la recherche scientifique.

Si seule une attaque au chlore était confirmée, elle serait la plus meurtrière jamais constatée pour un gaz considéré comme peu létal.

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