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A Rouen, le pont où ne marchent que des hommes

Un jour, la métropole de Rouen a fait réaliser une étude qui portait notamment sur la fréquentation piétonne de ses ponts. Depuis, elle n’envisage plus ses espaces urbains comme avant.

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Publié le 26 mars 2018 à 09h50, modifié le 28 mars 2018 à 15h15

Temps de Lecture 4 min.

Le pont Guillaume-le-Conquérant, à Rouen.

Il y a trois ans, lorsque la métropole de Rouen a commandé un rapport sur la marchabilité de sa ville, elle ne s’attendait pas à une telle surprise. L’étude pointait du doigt un fait surprenant : sur le pont Guillaume-le-Conquérant, qui relie les deux rives de la Seine, on ne croise presque que des hommes. Sur dix personnes marchant le long de cet axe qui relie les deux rives de la Seine, près de neuf sont de sexe masculin, et très majoritairement jeunes, d’après des comptages effectués par le cabinet BFluid. Une vraie singularité, car les autres ponts du centre de Rouen sont aussi empruntés par des femmes, des enfants, des personnes âgées.

« On a été frappés par ce résultat », se souvient Bertrand Masson, directeur de l’aménagement et des grands projets pour la métropole rouennaise. Les raisons se devinent facilement. Le pont est flanqué de trottoirs étroits, le niveau sonore y est élevé. La circulation automobile sur sept files peut créer un sentiment d’insécurité. Du coup, certains types de piétons – ceux qui ont des poussettes, qui accompagnent des personnes âgées, ceux qui se sentent plus vulnérables ou qui sont plus sensibles à l’environnement – ne songent pas à l’emprunter. « Ce qu’on a constaté, c’est que ces publics préfèrent faire un détour, prendre les transports en commun ou leur voiture plutôt que de s’y engager à pied », affirme Bertrand Masson.

Ces stratégies d’évitement, Edith Maruéjouls, consultante et géographe du genre, les a souvent observées. « A Bordeaux, nous avons travaillé sur un nœud autour de la porte de Bourgogne. Les femmes avaient tendance à faire des déviations de trajectoires pour éviter certains endroits. Pareil avec les city stades. C’est important, car cela montre que certains types d’aménagements tendent à légitimer des poches de masculin dans la ville, avec par exemple des conséquences sur le sentiment d’insécurité. Divers travaux de recherche ont montré que celui-ci était fortement lié à la non-mixité », affirme la chercheuse.

Favoriser la mixité des publics

Cette réflexion menée par la métropole de Rouen est en tout cas symptomatique d’une nouvelle prise de conscience, dans les collectivités, de l’impact sur le genre de certains aménagements de l’espace public. Une préoccupation qui était jusqu’alors assez périphérique. « L’étude a été un déclencheur, elle nous a amenés à considérer cette variable beaucoup plus qu’avant, reconnaît Bertrand Masson. Désormais, on se dit que, si des espaces ne sont fréquentés que par les hommes, c’est qu’on a produit un lieu où pour certaines raisons, les femmes ne vont pas. »

Pour Edith Maruéjouls, outre l’actualité récente liée à l’affaire Weinstein, c’est l’évolution du cadre législatif qui a enclenché cette nouvelle dynamique. Depuis 2016, les collectivités de plus de 20 000 habitants doivent présenter chaque année un rapport chiffré sur l’égalité hommes-femmes, sous différents aspects. « Ce qui manquait jusqu’ici, ce sont les outils d’analyse. Or, dans ce domaine, si vous ne regardez pas, vous ne voyez pas. En quelques années, l’expertise a commencé à se développer en France sur ce sujet, même si ce n’est encore que le début et que beaucoup de collectivités restent dans l’aveuglement, qu’elles soient dirigées par la droite ou par la gauche », estime Edith Maruéjouls.

La métropole de Rouen vient d’engager des travaux sur le pont Guillaume-le-Conquérant, avec notamment l’ambition d’y amener davantage de femmes, d’enfants ou de personnes âgées. Le nombre de files de voitures sera réduit, les trottoirs élargis, une piste cyclable sera aménagée, un nouveau mobilier urbain sera installé… « Si on veut favoriser cette mixité des publics, il faut prévoir de la mixité dans les usages. Que ce soient des endroits où l’on puisse s’assoir, lire, téléphoner, manger, prendre des photos, se parler », estime Sonia Lavandinho, la consultante qui a réalisé l’étude pour le cabinet BFluid.

Cette prise en compte du genre a aussi amené Rouen à revoir certains projets. L’année dernière, quand il a fallu aménager un ancien parking le long des berges, la ville, qui avait initialement prévu un city stade (un terrain de foot modèle réduit, entouré de grillages), a revue sa copie. Elle a construit à la place une piste de roller derby, dans l’idée d’apporter davantage de mixité. « Ce qu’on voit, c’est que des filles investissent l’espace, parfois tard le soir. Des gens viennent en famille faire du roller. Cela convient à un public plus large qu’un terrain de foot », observe Bertrand Masson.

Dans un parc en cours d’aménagement, sur l’ancien champ de courses, un plateau sera construit pour accueillir des cours de tai chi, de pilates ou de gym en plein air. Sur le terrain de basket, les deux paniers seront installés non pas à chaque extrémité, mais au milieu, dos à dos, pour favoriser d’autres types de pratiques, et « éviter que l’espace ne soit monopolisé par un seul groupe avec un ballon », affirme Bertrand Masson. « Aujourd’hui, la facilité, pour une ville qui veut créer des installations sportives, c’est de mettre des city stades et des appareils de musculation en plein air. C’est très bien, mais ce n’est pas normal de ne faire que cela. Parce que ces solutions toutes faites produisent très souvent des espaces masculins. »

« Le Monde » organise jeudi 5 avril de 8 h 30 à 10 h 30 une conférence sur l’impact du genre sur l’espace urbain, à Paris. L’entrée est libre, sur inscription.

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