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Barbara Hannigan, des cîmes aux abîmes

La performance physique est constitutive de sa signature, l’incessant labeur son refuge. La soprano, actrice et chef d’orchestre canadienne Barbara Hannigan fait son retour à l’Opéra de Paris dans le rôle-titre de « Bérénice », un opéra inédit composé par Michael Jarrell. Elle participera samedi 6 octobre avec le metteur en scène Claus Guth à un débat du Monde Festival.

Propos recueillis par 

Publié le 14 septembre 2018 à 10h54, modifié le 21 septembre 2018 à 15h25

Temps de Lecture 25 min.

Barbara Hannigan chantant et dirigeant l’orchestre LUDWIG au Concertgebouw d’Amsterdam, en décembre 2017.

« Je suis d’une telle noirceur dans ces moments », s’est-elle excusée en demandant une deuxième rencontre. La première avait eu lieu quelques jours avant, au sortir d’une funeste répétition au cours de laquelle, décidément, rien ne voulait passer. Elle craignait avoir tenu des propos trop sombres. Les larmes, dit-elle, ont coulé pendant les deux jours suivants.

Elle assume qu’on le sache : il lui arrive, à elle, Barbara Hannigan, la soprano canadienne aux 85 créations mondiales en vingt-cinq ans de carrière, capable sur son seul nom de remplir les opéras aussi sûrement qu’un Roberto Alagna ou une Anna Netrebko, mais sur un répertoire autrement moins évident – le contemporain –, il lui arrive de se sentir submergée par la pression consubstantielle à une création mondiale, au point d’en perdre la respiration, « comme si quelqu’un était assis sur [sa] poitrine ».

Tutoyer les cimes ne prévient pas de plonger dans des abîmes de doute face à une toute nouvelle partition, par exemple celle de Bérénice, du compositeur Michael Jarrell, qu’elle crée ce 26 septembre à l’Opéra Garnier.

Au Monde Festival : Chanter n’est pas jouer !

Ce moment de doute, aussi fugace qu’abyssal, elle l’a raconté presque séance tenante aux chanteurs qu’elle accompagne dans le cadre d’Equilibrium, programme de mentorat destiné aux jeunes professionnels dont elle est l’initiatrice. L’impossibilité de penser, de formuler, d’apprendre « ne serait-ce qu’une mesure de musique de plus ». « Je me suis dit que cela les aiderait de savoir que je traversais moi aussi ces phases, et qu’il était important de le faire à chaud, dans l’émotion du moment. »

Elle a aussi appelé son mentor de toujours, le pianiste hollandais Reinbert de Leeuw, avec lequel elle vient de publier un enregistrement consacré au répertoire viennois du début du XXe siècle. « Il m’a dit : “Mais c’est bien ! – Reinbert, comment peux-tu me dire que c’est bien ? C’est douloureux ! – Je sais. Je connais et je déteste. Mais cela nous montre exactement les difficultés que nous devons résoudre. Tu vas surmonter ce moment et cela va consolider l’ensemble de l’édifice. Tu seras plus forte”. »

Finalement, elle dit qu’elle adore cette phase du processus de création, « surtout une fois qu’elle est passée ! »

Cette minutieuse domestication du corps

Dire ses faiblesses, donc, et, humblement, méthodiquement, se concentrer sur le geste qui sauve musiciens comme danseurs et sportifs : l’inlassable répétition des exercices même quand, jour après jour, on a la sensation que rien ne bouge, ou si peu ; cette minutieuse domestication du corps, muscle par muscle, articulation par articulation, membrane par membrane, que son compagnon, le comédien et réalisateur Mathieu Amalric, avait filmée avec une infinie justesse dans C’est presque au bout du monde. Le labeur comme éthique et refuge.

« D’aussi loin que je me souvienne, j’ai travaillé. Je revois encore l’emploi du temps qu’affichait sur le frigo familial ma mère, qui était très stricte, en Nouvelle-Ecosse. Pas un quart d’heure n’était laissé au hasard du lever au coucher, du piano au brossage des dents, de l’école aux repas… » Dans l’air, ses mains fines et musclées empilent des cases. Et si elle avoue quelques rébellions adolescentes, le souvenir en est ténu car, très vite, la passion lui a inculqué les vertus salvatrices de cette rigueur. « Je vis dans la musique, le théâtre, le chant, depuis que j’ai 5 ans. »

De fait, lors de la première rencontre, elle avait dit à quel point elle était impatiente « de dépasser le plus rapidement possible les obstacles qui se posent à [elle] comme musicienne pour [s]’interroger sur la dramaturgie, le sens du récit ». Insisté sur le sens de son travail : « Mon propos est que le public accède à une émotion, non qu’il se dise : Quelle virtuosité ! Comme cette œuvre semble ardue ! » Raison pour laquelle, même si les deux facettes du métier sont intimement intriquées, elle se définit « comme une actrice qui chante » et non l’inverse, comme des générations de chanteurs d’opéra.

« La principale différence avec le théâtre est qu’à l’opéra la scansion des répliques est tenue par la mesure et le tempo. Je ne peux pas interrompre un partenaire ou tarder à lui répondre, comme on peut décider de le faire au théâtre, pas plus qu’un metteur en scène ne peut le demander au chef ou aux chanteurs. »

Il faut préciser aux néophytes que Barbara Hannigan ne se simplifie pas l’existence scénique : il y a dans toutes ses interprétations une dimension de performance physique constitutive de sa signature. Au printemps, à l’Opéra de Paris, dans La Voix humaine de Poulenc, elle chantait dans des positions propres à couper le souffle aux adeptes les plus fidèles des salles de fitness (qui, en plus, ne sont pas censés pousser des vocalises simultanément). Sa Lulu (Alban Berg), mise en scène par Krzysztof Warlikowski, quand elle ne tombait ni ne courait, se hissait sur des pointes de danseuse classique.

Et elle interprète Mysteries of the Macabre, de Gyorgy Ligeti, juchée sur des talons qui n’en finissent pas. « Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même : souvent l’idée vient de moi ! Dans La Voix humaine, c’est même Warlikowski qui a proposé dans la version finale une interprétation moins physique que celle que nous avions répétée. Nous ne voulions pas livrer une performance trop spectaculaire, qui aurait détourné l’attention de la musique. Nous avons pris la même décision avec le metteur en scène Claus Guth pour Bérénice. »

Trouver le fil du récit, aller chercher l’émotion, elle y revient toujours, même si elle s’est choisi un répertoire dont elle ne conteste pas le caractère de prime abord ingrat. « Je comprends que le public trouve la musique plus anguleuse à partir de Schoenberg et du dodécaphonisme. Elle se déploie selon une logique qui va contre ce que l’oreille et le cerveau peuvent aisément traiter. Mais j’ai une connexion directe avec cette musique : sa structure, sa complexité même permettent à l’émotion de s’exprimer de manière différente, et elle déploie une puissance dramatique extraordinaire. »

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Dans la peau d’un chef

Depuis dix ans, Barbara Hannigan a ajouté une baguette à sa panoplie d’artiste totale en devenant chef d’orchestre, rôle qu’elle incarne aussi en actrice et chanteuse. « Le chant est à la fois ma singularité et ma force : ma responsabilité de chef consiste à essayer d’amener l’orchestre vers un son le plus chanté possible. » Pour cela : respirer avec lui. « Simon Rattle, avec qui j’ai souvent travaillé comme chanteuse, m’a dit un jour : “Tu es facile à suivre, car tu me montres exactement ce que tu souhaites à ta façon de respirer. Fais la même chose quand tu diriges : aie le sentiment que tu chantes avec les musiciens, même quand tu es muette”. »

Depuis, elle observe différemment ce qui se passe dans la fosse ou sur l’estrade du chef. « Je vois des chanteurs se crisper quand ils ont le sentiment que le chef ne s’est pas adressé à eux avec suffisamment de délicatesse. S’ils mesuraient tout ce à quoi un chef doit penser simultanément, ils comprendraient que bien souvent, ce dernier n’a tout simplement pas le milliardième d’énergie nécessaire pour choisir d’autres mots que ceux qu’il prononce. L’expérience de la direction m’a rendue moins susceptible ! »

Et plus attentive aux méthodes de travail de ses chefs. « Certains ont une manière extraordinaire de nous faire travailler, comme Vladimir Jurowski, avec qui j’ai donné un Hamlet à Glyndebourne [festival d’opéra en Angleterre] ; j’ai un cahier de notes “spécial Jurowski” ! Ou comme Kirill Petrenko, avec qui j’ai chanté Die Soldaten : à l’entracte de chaque représentation, il me faisait venir dans sa loge pour peaufiner tel passage spécialement ardu. J’ai adoré cela : tant de chefs arrêtent de travailler après une ou deux représentations en se disant que ça ira bien ainsi. »

Perfectionnisme ? « Ah non ! Je déteste ce mot et ce qu’il représente.

Perfectionnisme ? « Ah non ! Je déteste ce mot et ce qu’il représente. A un certain stade, le préfectiomisme… non… le perfisme… ah… voyez ! ce mot est tellement étranger à mon vocabulaire que je bute dessus… Il empêche de progresser. Il limite l’horizon au résultat final. Ce qui compte, c’est le chemin, et j’aime que ce chemin puisse changer en permanence. Et puis on a besoin de faire des erreurs. Je l’ai souvent vérifié. Parfois même avec des résultats inattendus. Pendant les répétitions d’une œuvre de George Benjamin, je me trompais systématiquement sur la même note. Benjamin a fini par se convaincre que mon erreur sonnait juste et a modifié la partition : ma fausse note est devenue la bonne note ! »

A toutes fins utiles, on redemande si la sortie du tunnel, après les deux jours de larmes, ne devait vraiment qu’au travail et à la résilience. Sourire. « Non. J’ai surtout travaillé. Bon, j’ai aussi dormi. Et cuisiné ma passion. Et Mathieu [Amalric] a veillé à ce que je prenne soin de moi. » Hannigan hors scène comme sur scène : technique et sentiment.

« Le Monde » organise dans le cadre du Monde Festival une rencontre avec la chanteuse et chef d’orchestre Barbara Hannigan et le metteur en scène Claus Guth. L’événement se tiendra samedi 6 octobre 2018 de 17 heures à 18 heures au Palais Garnier (grand foyer).

A l’Opéra

Bérénice, de Michaël Jarrell, mis en scène par Claus Guth. Orchestre de l’Opéra national de Paris, dirigé par Philippe Jordan. Création mondiale. Opéra de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 17 octobre.

Enregistrements

Crazy Girl Crazy (Alpha), 2017. Œuvres de Berg (Lulu Suite), Gershwin, Berio. Avec le Ludwig Orchestra dirigé par Barbara Hannigan. Enregistrement multirécompensé (Grammy Award, Juno Award, etc.). Accompagné par le DVD Music is Music, film de Mathieu Amalric.

Vienna. Fin de siècle (Alpha), avec le pianiste Reinbert de Leeuw, paru le 14 septembre 2018. Œuvres de Schoenberg, Webern, Berg, Zemlinsky, Alma Mahler et Hugo Wolf.

Vidéo

C’est presque au bout du monde, court-métrage de Mathieu Amalric, sur le site 3e Scène de l’Opéra de Paris.

Plus d’informations sur www.barbarahannigan.com

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