Sur sa chaîne YouTube, elle s’appelle Clemity Jane. Une contraction de son prénom, Clémence, et de l’histoire de la légendaire Calamity Jane — qui, au temps de l’Amérique de la conquête de l’Ouest, brava les interdits dans un monde de mâles. « J’aime cette image de femme forte qui n’a besoin de personne, ça me convient bien », assume la Grenobloise de 26 ans, se définissant volontiers comme « féministe ».
Depuis trois ans maintenant, elle publie en moyenne une vidéo par semaine — « sans exigence de productivité » — et comptabilise environ 200 000 vues par mois. Ni « cam-girl » ni représentante du Planning familial, Clemity Jane cherche à se situer à mi-chemin entre le porno choc et la prévention classique.
Son idée est de promouvoir une « sexualité positive » en se focalisant sur le plaisir. « Les jeunes filles, en particulier, oublient cette notion qu’il faut remettre au cœur du couple. Elles imaginent que la case sexe est une obligation, et leur seul objectif devient la satisfaction de leur partenaire », argumente la youtubeuse. Ainsi, elle les déculpabilise et fait de la sexualité un jeu, avec des règles à respecter. « Je ne veux pas en faire un sujet trop grave, ça doit être léger pour que les filles puissent s’éclater et s’épanouir », explique-t-elle. Le tout, sans aucune forme de pression extérieure — ni religieuse, ni familiale, ni sociétale.
Les codes des youtubeuses beauté
Avec sa bouille ronde et ses énormes tatouages, Clemity Jane emprunte tous les codes des youtubeuses beauté. Elle se met en scène face caméra, dans sa chambre ou dans sa salle de bain, avec des montages ultrarapides, sans blanc ni respiration, et beaucoup d’autodérision. L’ambiance est girly, le décor souvent rose flashy, alors que de gros titres et des émoticones barrent l’écran.
Les intitulés des vidéos interpellent et poussent au clic : « Clito, mon ami », « Astuces pour faire l’amour sous la douche », « Epices et zizi » ou encore « Je suis une femme à poils ! ». Lorsqu’elle donne des conseils, sur la masturbation féminine notamment, elle prévient : « Je ne suis personne pour vous expliquer comment ça marche, je ne suis pas sexologue ni rien », cherchant avant tout à briser les tabous. « Chacun fait comme il veut… Vous n’êtes pas dévergondées, vous n’êtes pas perverses parce que vous vous donnez du plaisir seules ! »
Si YouTube interdit, théoriquement, aux moins de 13 ans de se créer un compte, Clémence n’est pas dupe quant à l’âge de son public. Beaucoup d’adolescents et de préadolescents viennent sur sa chaîne, en quête de réponses sur leur vie sexuelle future. Les filles représentent 70 %, et les garçons 30 %, et de nombreux couples regardent également ses vidéos.
En l’absence de contenus vulgaires ou explicites, il s’agit de donner du sens à une sexualité souvent vécue à travers des images violentes, bombardées partout sur Internet. « Je veux ramener mon public au vrai sexe de la vraie vie », explique Clemity Jane, « avec de l’échange, des câlins, de l’amour, etc. ». Sans oublier d’autres sujets de société plus graves ou sérieux, comme #MeToo et sa propre expérience à 13 ans d’une tentative de viol, ou sa transformation physique par le sport et le véganisme.
De tout… mais rien sur le plaisir féminin
En 2015, Clemity Jane a lancé sa chaîne par hasard, d’abord à titre de loisir. Alors qu’elle suit de multiples youtubeurs, elle se rend compte que l’on trouve de tout sur le fameux site d’hébergement de vidéos, « du maquillage jusqu’au choix d’une bougie ! », mais jamais rien sur le plaisir féminin, « et en particulier sur les sex-toys ». Elle développe : « J’avais envie de combler ce manque. Je cherchais moi-même ces contenus-là, j’ai donc voulu les proposer et les partager en tant que consommatrice lambda, pas en tant que spécialiste. »
Après une petite année de création, elle en fait un véritable projet professionnel, l’audience étant déjà au rendez-vous. Huile de massage, gel stimulant ou orgasmique, gloss à fellation… Clémence se veut « prescriptrice, et non vendeuse, de cosmétiques intimes et accessoires dédiés au sexe ».
Puisque les « jouets pour adultes » sont considérés par YouTube comme non monétisables et soumis à une limite d’âge, l’algorithme en réduit nettement la visibilité. Avec moins de 10 dollars par mois de la part du géant américain, Clémence s’est inventé un autre modèle économique : en collaboration avec des marques, des boutiques ou des sites, elle donne des conseils sur un marché qui rencontre lui-même des difficultés à communiquer.
« C’est un échange de bons procédés. Leurs contenus aussi sont bloqués sur les réseaux sociaux, donc je leur fais de la publicité, tout en permettant aux gens de faire le tri entre des produits de plus ou moins bonne qualité. » Ainsi, elle déclare toucher un salaire moyen de 800 euros par mois minimum, oscillant, selon les périodes, entre 0 et 2 000 euros.
Après un bac littéraire et cinq années d’études de philosophie à Grenoble, la jeune femme a choisi de se réorienter vers un diplôme en management de l’innovation et des technologies. « L’idée, c’était de mettre les sciences sociales au service de la gestion de projet, voire de changer les usages de la société. Ça m’a beaucoup nourrie », raconte-elle. Aujourd’hui, elle dit et répète aux filles : « Imposez votre plaisir, communiquez dans votre couple, freinez la course à la performance ! » Si elle ne souhaite pas mettre en avant sa propre intimité, elle l’évoque par petites touches dans ses vidéos. Partageant avec son fiancé le « même idéal d’une sexualité positive, libérée et déculpabilisée », Clémence s’est mariée à la fin de l’été, et cela n’a rien d’un secret.
« Le Monde » organise dans le cadre du Monde Festival une rencontre sur le plaisir féminin intitulée « Clitoris, le grand tabou ». Animée par Catherine Vincent, journaliste au « Monde », la conférence se tiendra samedi 6 octobre, de 16 heures à 17 h 30, à l’Opéra Bastille (studio), à Paris.
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