Depuis l’entre-deux-guerres, la plage est devenue la scène d’une suspension des habitudes, d’un autre rapport au corps. C’est sur le sable, dans un espace public ouvert à tous, que les estivants viennent cultiver des plaisirs qui étaient encore impensables il y a deux siècles – le plein air, le soleil, la (quasi) nudité et la baignade. C’est dans ce lieu, ajoute l’historien Christophe Granger dans La Saison des apparences (Anamosa, 2017), que s’imposent « le souci du bronzage, la stylisation des postures et l’habileté à se dévêtir en public ».
L’histoire de la plage est en effet intimement liée au lent dévoilement des corps. Au XIXe siècle, les femmes qui se hasardent au bord de l’eau portent un pantalon qui descend jusqu’aux genoux, une chemise, une ceinture, un bonnet, des bas et des chaussures. « Le costume de bain digne de ce nom doit être ample, voire bouffant, non seulement pour envelopper et protéger le corps des intempéries, mais surtout, pour brouiller son contour et occulter sa chair, souligne l’anthropologue Jean-Didier Urbain, auteur de Sur la plage (Petite bibliothèque Payot essais, 2016). Il s’agit avant tout de crypter silhouette et carnation, la forme et la substance corporelles, et les soustraire au regard de l’autre. » A la fin du XIXe siècle, cependant, émerge un puissant mouvement de libération des corps.
« A cette époque, le naturisme, une philosophie morale qui proclame les vertus du sport, du plein air et de la nudité, ainsi que la médecine, qui affirme que le soleil guérit certaines maladies comme la tuberculose, préparent le terrain à une nouvelle manière d’exposer son corps en public, explique Vincent Coëffé, maître de conférences en géographie à l’université d’Angers (Esthua, tourisme et culture). Dans l’entre-deux-guerres, les femmes issues d’une élite culturelle et sociale, appartenant notamment à l’univers de l’art, commencent, l’été, à se dénuder sur le sable tout en suscitant la controverse autour de l’immoralité. Elles s’affranchissent peu à peu de certaines convenances en exposant aux regards leurs bras et leurs jambes. »
Un « immense remuement »
En 1907, la nageuse et comédienne australienne Annette Kellerman fait ainsi scandale en revêtant, sur une plage de Boston, un maillot « une pièce » qui lui vaut des poursuites judiciaires. Cette tenue « moulante » finit par s’imposer sur le littoral français dans les années 1920, avant d’être concurrencée au début des années 1930 par le « deux-pièces » : un maillot qui montre pour la première fois le ventre, même s’il cache encore pudiquement le nombril. En 1946, le Français Louis Réard va plus loin en inventant le bikini, un maillot minimaliste auquel il donne le nom d’un atoll du Pacifique où se déroulent des essais nucléaires.
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