Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

L’amour sur place : « La femme que j’aime a deux mecs, je ne suis pas possessif »

Ils nous ont raconté leur histoire d’amour depuis le lieu qui l’incarne le mieux. Pour Lucile, c’est le train qui est le trait d’union entre les deux hommes de sa vie.

Par 

Publié le 08 septembre 2018 à 10h00, modifié le 09 septembre 2018 à 09h46

Temps de Lecture 5 min.

Pour Lucile, l’amour ce n’est ni lui ni l’autre. C’est les deux. C’est Thomas, son mari ; et Benjamin, son amoureux. Lucile est polyamoureuse. « Je n’adore pas les étiquettes, mais elles permettent de se construire ou de tout déconstruire », consent cette journaliste de 33 ans aux cheveux blonds, qu’elle teint parfois en rose.

Ce qui lie Benjamin et Thomas, c’est l’amour qu’ils portent à la même femme

Thomas – son époux depuis sept ans et le père de leurs trois enfants – n’est pas un cocu isolé dans leur maison lilloise. Et Benjamin, trentenaire, n’est pas l’amant parisien non officiel occasionnel. Ils ne sont pas en trouple mais dans une relation « en V », dont Lucile est le « pivot ». D’une même voix, ils soulignent qu’il ne s’agit pas, ici, d’adultère, d’aventure passagère, de polygamie, d’échangisme, de phénomène de mode, d’utopie, de philosophie, ni même d’état d’esprit. Dans ce polyamour qui dure depuis deux ans, Lucile vit simultanément et alternativement deux histoires, avec deux vies sexuelles distinctes. Benjamin et Thomas ne partagent ni le même lit, ni la même vie. Ce qui les lie, c’est l’amour qu’ils portent à la même femme.

Une femme qui divise méticuleusement son temps entre chacun et pour qui le train est l’unique moment de solitude où elle tisse les liens délicats de cet amour à trois. Une fois par mois, elle fait son sac et s’en va dix jours rejoindre Benjamin à Paris, dans son autre chez elle. Des portes se ferment, de la distance se parcourt : « Je fais un choix à chaque fois que je monte à bord du train. Le choix d’aimer l’autre personne, à l’autre bout de la ligne. » Lille-Paris. Paris-Lille. Dans le train, côté fenêtre, la vie est devant ou derrière, le temps s’écoule doucement, à toute vitesse. Et dans son « carnet de gestion d’émotions », Lucile noircit des pages, aux allures de bilan permanent de sa vie.

Quand ils n’en étaient encore qu’au début, Benjamin n’a pas maudit cette distance : ne pas croiser dans sa rue l’autre bien-aimé les a « épargnés », croit-il, « le temps que l’on trouve notre équilibre ».

« Dis comme ça, ma grand-mère ne comprendrait pas »

Mais enfin, comment ça marche, l’amour à trois ? Les yeux écarquillés, la marginalisation quasi immédiate d’un modèle si peu commun, les interrogations empreintes de méfiance, Benjamin connaît cela par cœur. Mais rien n’entame son aplomb. Accoudé à la table jaune et bancale d’un café du quartier du Marais, où il vient d’emménager avec Lucile, il replace ses lunettes d’un revers de l’index, envoie valser ses cheveux de l’autre côté de son front et retourne la question : « Et comment ça marche, l’amour à deux ? » Rompu à ce qui a tout l’air d’un examen de routine pour lui, il décortique le mystère : « Lucile est entrée dans ma vie avec toute sa vie à elle. Mari et enfants. Moi, je suis tombé amoureux d’elle en entier, pas juste d’un petit bout. Je l’ai vécu comme le début de n’importe quelle histoire : j’ai rencontré une femme qui me rend heureux. » Une femme, mariée, avec trois enfants, qui vit à Lille. « Bon, je ne me suis pas dit “quelle aubaine !”, sourit-il. Et, dit comme ça, ma grand-mère ne comprendrait pas. Mais ça te tombe dessus. C’est aussi facile et aussi difficile que l’amour tout court. »

« Suis-je à la hauteur ? Mon amour est-il assez fort pour leur faire payer le prix de me partager ? »

Personne ne souffre dans cette histoire ? Avoir deux hommes dans sa vie « n’est pas si facile », convient Lucile. Sur le papier, ne pas se résoudre à faire un choix, c’est un peu le fantasme d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Mais « refuser la morale n’est ni simple ni confortable », corrige-t-elle. Sa charge mentale est double ; sa passion, parfois éprouvante ; ses questions, sempiternelles : « Suis-je à la hauteur ? Mon amour est-il assez fort pour leur faire payer le prix de me partager ? Mon énergie assez puissante pour renverser les désavantages et les sacrifices ? »

Le regard des autres, conditionné par le couple hétérosexuel monogame, ne l’aide pas. « C’est le prix à payer pour vivre des histoires alternatives et inhabituelles », a compris Lucile, consciente que sa relation pose des questions émotionnelles, intellectuelles, sociales. Solide sur ses appuis, elle assure ne pas être « une mauvaise mère ou une folle de cul » : « Dans notre histoire, tout le monde est consentant. Personne ne souffre, et on assume nos choix du cœur en ajustant nos vies. Mes enfants sont bien à l’école, aimés et entourés à la maison. Rien n’entrave leur équilibre. Nous sommes transparents avec eux, pas à pas, en bonne intelligence. » Et puis Lucile ne cherche ni à convaincre ni à convertir : « Nous ne sommes pas des gourous. On essaye de mener notre vie du mieux qu’on le peut. C’est tout. »

Créer son modèle

Si cet équilibre hors norme, qu’ils affinent au fur et à mesure, est viable en ce qui les concerne, il gagnerait à être « davantage accepté dans la société, pour donner des repères », selon Benjamin, qui explique qu’en attendant, « s’il y a peu de modèles auxquels se référer, il faut créer le sien. Définir les mots, tracer les lignes d’un cadre où tout le monde est respecté dans ses envies comme dans ses résistances. » Au service de l’instant, lui ne fait pas de plan loin dans le temps : « Je ne sais pas si j’aurais des enfants. Je ne sais pas où on en sera dans six mois ou dix ans. » Et si un jour, la « déraison » le menait à demander à Lucile de faire un choix, et si un jour, le désamour s’installait, alors ils arrêteraient, ils en ont convenu. Tout « simplement ».

Thomas défend qui que ce soit de le plaindre ou de douter de son bonheur

Simple, ça l’est aussi pour Thomas : « La femme que j’aime a deux mecs. Je ne fais pas de sacrifice. Naturellement, je ne suis pas possessif. » Et un dialogue permanent les aide « à perfectionner [leur] équilibre ». A 33 ans lui aussi, ce prof en lycée déplore qu’il faille faire « une sorte de coming-out chaque fois [qu’il] explique [qu’il ne vit] pas exactement dans ce que ce monde appelle “la norme” » : « Cela ne devrait pas faire peur, et pourtant ça tétanise tant on a peur d’être jugé. » Thomas défend qui que ce soit de le plaindre ou de douter de son bonheur : « J’aime Lucile. L’indépendance. La solitude. Le quotidien. Ma vie intérieure est riche, je ne me sens pas dépossédé quand elle est avec Benjamin. Ça me permet aussi de me définir en tant qu’autre chose que le conjoint d’une personne. »

Retrouvez les autres volets de la série :

L’amour sur place : « Je l’ai trouvé beau gosse au cours de salsa »

L’amour sur place : « Dans ce cinéma, j’ai décidé que je n’aurais plus honte d’être gay »

L’amour sur place : « Nous nous sommes connus en disséquant un cadavre ! »

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.