Les Dévastés (Damnificados), de J. J. Amaworo Wilson, traduit de l’anglais par Camille Nivelle, L’Observatoire, 404 p., 22 €.
C’est un gratte-ciel de soixante étages, bâti sur une ancienne décharge et le lieu d’anciennes guerres. On l’appelle la tour Torres, du nom du magnat diabolique qui la fit construire sur un terrain exproprié dans le sang. L’armée de Torres ainsi qu’un déluge menacent bientôt les six cents sans-abri qui y ont trouvé refuge, les « dévastés », guidés par le providentiel Nacho, un estropié, traducteur autodidacte et brillant joueur d’échecs. Parmi cette foule bigarrée, parlant toutes les langues, dont un idiome commun qui se perd, il y a des jumeaux allemands, un géant chinois ainsi qu’une vieille femme charriant un chien infirme. Ils ont pénétré dans les lieux à l’abandon, gardés par une meute hideuse de loups dont le chef possède deux têtes. La tour serait le troisième immeuble le plus haut de Favelada, une ville qui n’existe que dans le premier roman de J. J. Amaworo Wilson, mais qui en évoque bien d’autres.
Dès l’abord, Les Dévastés désarçonne le lecteur en convoquant récits bibliques, mythologiques, épiques ou réels, le tout dans un style direct saisissant et une polyglossie inédite – mais accessible grâce aux traductions en notes de bas de page. Le bâtiment, squatté par des familles pauvres, relié à l’eau et à l’électricité, doté d’une école et d’un salon de coiffure, évoque la célèbre tour de David, à Caracas (Venezuela), qui, jusqu’à son évacuation en 2014, fut le plus haut bidonville du monde. La cité, gangrenée par la corruption et le crime organisé, pourrait toutefois être ailleurs sur le continent américain. De plus, la toponymie (Minhas, Hajja Xejn, Hildako Lapur, Bieb to ‘Niket) et les histoires de batailles, de cataclysmes, de vengeance et de rédemption qui font avancer le récit par courts chapitres, inscrivent plutôt le livre à la lisière de la fantasy et de la fiction sociale, du western et du roman post-apocalyptique. Autant de genres que J. J. Amaworo Wilson renouvelle dans ce qui se lit comme un hommage aux marginaux, en tout lieu et toute époque, en même temps qu’une réflexion sur l’histoire et l’oubli – et le rôle des fictions dans nos vies.
Une manière de palimpseste
Un personnage et un motif incarnent avec splendeur ce merveilleux mélange. Nacho, d’abord. Enfant abandonné, sauvé des eaux par un homme bon, ce héros est dépeint tel Moïse. La scène la plus frappante du roman le voit errer dans Solitario, le pays des ermites d’où l’on ne revient jamais, sur les traces d’un des héritiers Torres, qu’il croit capable d’empêcher une énième guerre contre les dévastés. Le motif, c’est la terre meuble sur laquelle vacille la tour. Telle la mémoire, elle recouvre les amas de détritus ainsi que les cadavres des victimes des batailles successives qui s’y sont produites. Le sol devient une manière de palimpseste sur lequel se superposent et se brouillent le souvenir des cinq « guerres des Ordures », de la « Grande Chute » et autres miracles qui ont préservé la tour, du « Petit Boiteux » – lequel, comme David a vaincu Goliath –, et de son frère Emil, le navigateur vagabond qui leur apporte des vivres à bord de son rafiot.
Il vous reste 10.95% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.