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Fabien Eboussi Boulaga, disparition d’un « inlassable veilleur »

Achille Mbembe rend hommage au philosophe camerounais disparu le 13 octobre à Yaoundé, qui incarnait « le meilleur de la critique nègre ».

Par Achille Mbembe

Publié le 15 octobre 2018 à 13h22, modifié le 15 octobre 2018 à 13h45

Temps de Lecture 6 min.

Le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga à Kampen, aux Pays-Bas, en 1974.

Tout comme celle de Jean-Marc Ela avant lui, l’on n’entendra plus la voix de Fabien Eboussi Boulaga, d’une limpide et cristalline pureté, si fulgurante et si ironique dans son refus de toute compromission, si scintillante de clarté et si porteuse d’espérance au milieu de la nuit de notre âge, de l’aridité de nos jours et de la cruauté qui n’a cessé de nous envelopper si étroitement, à la manière d’un mauvais sort.

Celui qui, depuis plus d’un demi-siècle, s’était fait notre inlassable veilleur et qui, sans cesse, nous exhorta à nous lever et à marcher, désormais n’est plus. Et nous voici résolument orphelins, le cœur transpercé par une indicible douleur.

Je ne sais plus combien de fois dans ma vie je suis revenu à La Crise du Muntu ou à Christianisme sans fétiche, ouvrage que j’achetai en 1982 et que je relisais ces derniers jours encore, en tandem avec Etoile de la rédemption, du juif allemand Franz Rosenzweig. Je ne sais pas pourquoi, tant de fois, il m’est venu à l’idée qu’il existait une affinité entre une tradition allemande de la pensée juive et le meilleur de la critique nègre, dont Fabien Eboussi Boulaga aura, manifestement, été l’une des incarnations.

Une pensée du devenir et de la déclosion

De la difficulté à traiter d’Eboussi, jamais je ne saurai quoi dire. Serait-ce parce que, face à un homme dont la vie aura été, de bout en bout, un incomparable livre de sagesse et presque un traité de droiture et d’humilité, tout discours abstrait soudain semble superflu ? Ou serait-ce parce que, s’agissant de son œuvre, tout commentaire court a priori le risque d’être trivial ?

Au demeurant, n’a-t-il pas, mieux que quiconque, dit exactement ce qu’il voulait dire, au point où, justement, il y a désormais si peu, voire rien que l’on puisse ajouter à ses propres mots ? Mais que serait alors cette pensée qui, s’étant auto-engendrée et ayant tout pensé, n’aurait plus rien à recevoir d’aucune autre ni de personne ?

La pensée d’Eboussi aura en effet été tout sauf une pensée morte. Au contraire, elle aura été une pensée du devenir et de la déclosion. Et puisque Eboussi est bel et bien de chez nous, l’on peut supposer que le lieu qui l’a vu naître et qu’il a fidèlement habité, ainsi que ses traditions, auront laissé quelque trace dans son écriture et infléchi sa sensibilité. Et peut-être y a-t-il là plus qu’une simple observation.

Or justement, l’histoire de l’écriture et de la pensée critique au Cameroun est fort tardive. Au fond, si l’on excepte les régions musulmanes, le triple mouvement qui consiste à lire, à penser et à écrire date, chez nous, du XXe siècle.

Il fut propulsé par deux courants, le nationalisme anticolonial et le christianisme de la libération. Ruben Um Nyobè fut, de ce point de vue, notre premier penseur. C’est lui qui posa, dans les termes les plus emphatiques et pour la première fois par écrit et par la praxis, la question de notre devenir-sujet. Chez lui, cette question était la même que celle de notre émancipation politique et de notre devenir-nation.

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Cette question du devenir-sujet, du devenir-nation et de la possibilité de se tenir debout par soi-même, Um la paiera, comme on le sait, de sa vie. La veine ouverte par Um ne tarira cependant point. Et c’est bien cette veine que l’on retrouve dans tous les textes ultérieurs, de Félix Moumié à Osendé Afana en passant par Abel Eyinga, Mongo Beti, Tchoundjang Pouemi, Ambroise Kom, Célestin Monga et plusieurs autres encore. On la retrouve également chez les penseurs issus du christianisme et de sa critique, à l’instar de Jean-Marc Ela.

Pouvoir et domination

Significatif est, à cet égard, l’attention sans cesse renouvelée qu’Eboussi porta aux phénomènes du pouvoir, du savoir et de la domination. D’ailleurs, de la domination, il ne cessa de répéter qu’elle consistait avant tout en la « capacité de disposer de la substance humaine des autres ». Le geste anthropophage par excellence. Il n’y avait, à ses yeux, de pouvoir légitime qu’au service de « la création et de la vie », « la puissance devenue service » et, à ce titre, multiplicatrice de vie.

Je comprends mieux, à présent, pourquoi j’aurai chaque fois éprouvé le besoin de revenir à Christianisme sans fétiche. C’est parce que, de tous nos livres, c’est celui qui aura posé dans la clarté la plus cristalline la question de la communauté humaine à venir et du pouvoir en tant que « puissance mise au service de la fraternité ». Avec ceux d’Um, Mongo Beti, Ela et les autres, c’est le livre qui nous aura donné les moyens d’imaginer, en profondeur, un espace et un temps « où il n’en ira plus comme ailleurs ou comme auparavant ».

Eboussi ne serait sans doute pas allé si directement à l’essentiel et n’aurait sans doute pas engendré sa pensée s’il n’avait été hanté, depuis très longtemps, par la question de Dieu. Cette réflexion sur Dieu, et surtout sur la figure de Jésus de Nazareth, constituait le modèle de sa réflexion sur le reste. Mais que faut-il, dans son cas, entendre par Dieu ? Un nom et ses attributs ? Un symbole de nature relationnelle ? Un problème, et si oui lequel ? Un ensemble de conditions hors desquelles le nom n’a aucune signification ?

Tout cela à la fois, sans doute. Et davantage encore, le nom qui libère l’homme et le place devant ses responsabilités. Mais aussi le nom qui l’appelle et lui propose un don, celui de la vie entendue comme « puissance créatrice » et force constitutive de communautés « où chacun se reçoit d’autrui, sans être le moyen de rien ni de personne ».

Ethique de la responsabilité

C’est ainsi qu’Eboussi réinterprète, au demeurant, le mystère chrétien au centre duquel se trouve la résurrection. Le contenu du message de la Révélation, affirme-t-il, « c’est la victoire éternelle de la vie regagnée en chacune de nos vies sur la mort ». Il s’agit de la vie « en sa gratuité et son jaillissement sans bornes » ; une vie nouvelle, qui ne naît pas du sang et qui est ordonnée vers une fraternité et une sororité elles-mêmes situées au-delà de l’ethnie. Car « vaincre la mort, c’est aussi vaincre la naissance ».

Tout l’effort d’Eboussi aura consisté à garder le cap qui mène à l’essentiel. Cette exigeante et incessante quête de l’essentiel aura caractérisé sa vie. La sienne aura donc été, en très grande partie, une philosophie des conséquences. Souci des conséquences sans lequel il n’y a guère d’éthique de la responsabilité.

Pour y parvenir, il n’aura jamais hésité à revenir sur ses pas et à changer de pistes s’il le fallait, afin d’éviter ce qu’il appelait « les voies barrées ». La sienne aura donc été une réflexion et une vie sur le fil, qui montre la fragilité de l’acte de penser, car tout acte de penser est constamment menacé par la chute dans le vide, emporté vers des chemins qui ne mènent nulle part, par la tentation de l’irresponsabilité.

Eboussi a donc entamé sa traversée propre de notre longue nuit commune, et nous voici orphelins. Il laisse derrière lui une foule innombrable de jeunes prêts à prendre la relève et aux yeux desquels sa vie et sa probité auront été un témoignage sans prix.

Et tant que nous n’en aurons pas fini avec l’idée de l’Afrique et celle de l’homme aux prises avec lui-même, avec son prochain, avec son destin et avec Dieu, son nom et son souffle partout nous accompagneront, le timbre de sa voix résonnera parmi nous et son écho se fera entendre jusqu’aux extrémités d’un monde qu’il nous aura appris, comme l’indique Felwine Sarr, à « habiter en commun » et à réclamer comme le nôtre.

Achille Mbembe est, avec Felwine Sarr, l’initiateur des Ateliers de la pensee de Dakar. Son dernier ouvrage, Politiques de l’inimitié, a été publié en 2016 aux éditions La Découverte.

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