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Les étranges symptômes du « pain tueur » de Pont-Saint-Esprit

Etranges épidémies (5/6). Des habitants du village du Gard sont victimes, lors de l'été 1951, de crises de folie parfois mortelles.

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Publié le 31 juillet 2014 à 17h54, modifié le 11 août 2014 à 11h22

Temps de Lecture 4 min.

En ce mois d'août 1951, les projecteurs sont braqués sur Pont-Saint-Esprit. En quelques jours, parmi les 4 200 habitants de cette petite bourgade tranquille du Gard, des centaines d'hommes et de femmes sont saisis d'étranges symptômes et des dizaines deviennent subitement fous. La nuit du 24 au 25 août est décrite comme apocalyptique. Un ouvrier se lève d'un coup et se met à courir pour aller se noyer dans le Rhône. « Je suis mort. Ma tête est en cuivre et j'ai des serpents dans le ventre », crie-t-il à ceux qui parviennent à le retenir. Cette même nuit, une femme de 60 ans déchire ses draps, « se jette contre les murs et se brise trois côtes ». Un homme, déjà hospitalisé, implore les médecins de l'aider à rattraper son cœur : « Il s'échappe au bout de mon pied ! »

L'historien américain Steven L. Kaplan a repris dans un livre, Le Pain maudit (Fayard 2008), des témoignages publiés dans des journaux de l'époque. Selon lui, cette nuit est « aussi terrifiante pour la population que pour les gens touchés ». Son enquête sur une épidémie aux multiples rebondissements s'étale sur plus de mille pages.

Acte un. Le 17 août 1951, les cabinets médicaux de la ville sont débordés par une affluence exceptionnelle. Ils constatent d'abord des troubles digestifs courants : nausées et douleurs abdominales. Mais d'autres le sont beaucoup moins, décrits par les docteurs Gabbaï, Lisbonne et Pourquier (respectivement généraliste à Pont-Saint-Esprit et médecins des Hôpitaux de Montpellier), dans un article paru le 15 septembre 1951 dans le British Medical Journal (BMJ). Le cœur de ces Spiripontains bat à moins de 50 pulsations par minute, leur tension artérielle est basse, leurs extrémités froides. Après quelques jours, ces patients sont pris d'insomnies rebelles et leurs troubles digestifs s'aggravent. Ils souffrent de vertiges, de tremblements, de sudation excessive et malodorante. Certains sont même hospitalisés pour des complications cardio-vasculaires.

Mais c'est l'apparition de crises de folie qui sème la panique. Terrifiés par des hallucinations visuelles d'animaux ou de flammes, certains deviennent très agressifs, se terrent ou tentent de se suicider. Deux personnes se défenestrent et une trentaine de malades sont internés.

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PAIN CONTAMINÉ

Face à ces cas qui se multiplient souvent au sein d'une même famille, les médecins évoquent une intoxication alimentaire. Le « coupable » est vite identifié : le pain de Roch Briand, boulanger à Pont-Saint-Esprit. C'est d'autant plus évident que des animaux qui ont consommé celui de la fournée suspecte sont eux aussi touchés. Un chat « fait des bonds qui atteignent le plafond de la pièce et meurt », un chien « décède brusquement après une sorte de frénétique danse macabre », relate Steven L. Kaplan.

Dans son édition du 22 août 1951, Le Monde évoque cette affaire et indique que le service des fraudes a fait des prélèvements dans le fournil de la boulangerie suspectée. « La population, qui ne veut plus manger de pain, a fait des achats massifs de biscottes, et on n'en trouve plus un seul paquet à Pont-Saint-Esprit », note le quotidien. De fait, le « pain empoisonné » est déjà devenu le « pain tueur ». Parmi les quelque 300 personnes touchées, 5 décéderont, dont un jeune de 25 ans.

Contamination accidentelle d'un lot de farine ou malveillance ? Au fil de l'enquête médico-judiciaire, les rumeurs vont bon train, notamment sur le boulanger, qui, aux yeux de certains, aurait été innocenté trop hâtivement. Avec les premiers résultats d'analyse des échantillons de pain, révélés fin août, les médecins pensent tenir le responsable : l'ergot de seigle, un champignon microscopique qui peut contaminer nombre de céréales.

L'article du BMJ du 15 septembre est d'ailleurs titré : « Empoisonnement à l'ergot à Pont-Saint-Esprit ». Pour ses auteurs, les malades sont victimes d'ergotisme aigu. A l'image des épidémies médiévales de « mal ardent », qui entraînait gangrènes et hallucinations chez les individus qui se nourrissaient de céréales avariées en période de famine. Mais des analyses, effectuées par des experts d'autres pays, ne retrouvent pas de traces d'ergot, ce qui fait douter du diagnostic. Le mercure est ensuite mis en accusation, là encore sans preuve formelle.

À LA RECHERCHE DE BOUCS ÉMISSAIRES

L'historien Steven Kaplan évoque des hypothèses peu explorées à l'époque : une pollution de l'eau ou un procédé de blanchiment du pain. Dans son livre A Terrible Mistake, publié en 2010, un journaliste américain, Hank Albarelli, soutient une autre théorie : les habitants de Pont-Saint-Esprit auraient été volontairement intoxiqués avec du LSD (drogue synthétisée en 1943 et chimiquement proche de l'ergot) par la CIA, dans le cadre de ses opérations secrètes pour tester des méthodes de manipulation mentale.

« L'imaginaire collectif a cherché des responsables humains tels que le boulanger et, plus tard, les Américains. C'est un phénomène classique de bouc émissaire », souligne le sociologue Jean-Bruno Renard, en rappelant qu'il n'est pas rare que des catastrophes naturelles soient ainsi attribuées par la rumeur publique à des personnes jugées malveillantes : virus du sida créé par des savants américains, inondation de la Somme due à des décisions parisiennes…

Pour les spécialistes, la responsabilité de l'ergot de seigle ne fait en tout cas guère de doute. « Le plus souvent, les intoxications ne sont pas formellement démontrées, car les enquêtes toxicologiques sont difficiles à mener. Mais les symptômes des habitants de Pont-Saint-Esprit, hallucinations et signes de vasoconstriction, font vraiment penser à une crise d'ergotisme », insistent Isabelle Oswald et Olivier Puel, chercheurs au laboratoire de toxicologie alimentaire de l'INRA, qui étudie les mycotoxines, ensemble de molécules produites par les moisissures.

Selon eux, un tel épisode pourrait difficilement se produire aujourd'hui dans les pays développés, grâce au durcissement des réglementations, à de meilleures conditions de stockage… « Toutefois, les mycotoxines restent un problème très actuel de santé humaine et animale », notent ces chercheurs. En 2004, au Kenya, du maïs contaminé par des aflatoxines a ainsi tué plus de 100 personnes.

Lire aussi l'épisode 1 de la série (édition abonnés) : Lorsqu'en 1518, les Strasbourgeois se mirent à danser jour et nuit

 

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