L’Etat serait-il dur à l’encontre des « gilets jaunes », mais complaisant avec les terroristes ? C’est en tout cas ce qu’affirme un refrain lancinant sur les réseaux sociaux depuis la fusillade de Strasbourg, mardi 11 décembre. De nombreux « gilets jaunes », notamment, expriment leur incompréhension face au nombre d’interpellations lors du quatrième samedi de leur mobilisation, qu’ils comparent à la supposée impuissance des services de renseignement face à la menace terroriste. Mais cette analyse occulte le fait que l’arsenal juridique de lutte permet tout à fait de punir les djihadistes, y compris avant qu’ils ne passent à l’acte.
Ce que dit la rumeur
Des dizaines de messages, très populaires dans de nombreux groupes de « gilets jaunes », s’interrogent sur le parcours de Chérif Chekatt, le suspect de l’attentat de Strasbourg. Et font le parallèle entre le traitement des terroristes présumés et celui de certains membres du mouvement des « gilets jaunes », arrêtés en amont des mobilisations. « T’es “fiché S”, tu vas au marché de Noël avec une arme. T’es “gilet jaune”, tu as un masque antipoussière, tu vas en garde à vue », résume ainsi un internaute dans une publication partagée plus de 100 000 fois sur Facebook.
Yohan Goud, figure du mouvement des « gilets jaunes » à Chambéry, dresse le même parallèle dans une vidéo publiée sur le réseau social. Il y déplore que « plus de sept cents arrestations préventives » ont été justifiées pour « un masque, un gilet jaune ou une paire de lunettes », samedi 8 décembre. Alors qu’un « mec “fiché S”, perquisitionné le matin même, on retrouve deux grenades chez lui (…) on ne l’arrête pas. (…) C’est quoi ce pays de merde ? », fulmine-t-il.
Et de conclure : « Ils ont les capacités de les mettre en prison ces mecs-là. Je sais pas combien ils sont sur le territoire, mais bon si on a fait sept cents arrestations préventives, on peut les faire aussi ces arrestations préventives. » Son coup de gueule a été visionné plus de 300 000 fois sur la plate-forme en moins d’une journée.
Enfin, de nombreux messages dressent également un parallèle entre « une simple paire de lunettes » qui justifie une garde à vue préventive et la détention d’une arme automatique avec « aucun contrôle ».
POURQUOI C’EST TROMPEUR
1. Les interpellations du 8 décembre, un dispositif « attrape-tout » et controversé
Près de 2 000 personnes ont été interpellées en France samedi 8 décembre, dont 1 082 rien qu’à Paris. Et plus de 1 700 ont été placées en garde à vue. Certaines interpellations ont eu lieu en amont de la mobilisation, d’autres au sein des rassemblements de « gilets jaunes ». Les faits reprochés aux protestataires varient fortement, entre accusations de violences ou dégradations et, pour certains, le fait d’avoir en leur possession des équipements pouvant laisser entendre qu’il se serait agi de casseur.
Près des trois quarts des gardes à vue avaient été levées le lendemain matin sans qu’il y ait de suite, ce qui montre que les éléments à la charge des interpellés ont souvent été jugés trop ténus – notamment dans le cas de manifestants qui pouvaient être munis d’un simple masque de protection contre les gaz lacrymogènes.
Dans cette masse de procédures, ce sont surtout celles consécutives à de simples contrôles d’identité, en dehors de comportements violents, qui posent question. Juridiquement, elles se fondent sur le délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de dégradations de biens. Une infraction jugée « attrape-tout » par Basile Ader, vice-bâtonnier de Paris, dans un entretien au Monde. Le recours massif à cette procédure le 8 décembre fait débat, certains y voyant une forme d’obstruction aux rassemblements de « gilets jaunes ».
A l’arrivée, on trouvait aussi un peu de tout dans les procédures qui sont allées jusqu’en comparution immédiate, entre des manifestants jugés pour violences et d’autres interpellés en amont. Les juges ont notamment dû évaluer, au cas par cas, si l’attirail de ces derniers témoignait de projets de violences ou non. Par exemple, un manifestant interpellé avant la manifestation avec un sac contenant « un masque à gaz, une raquette de tennis et un sachet de cinquante écrous en acier ».
Si le nombre élevé des interpellations en amont peut poser question, il faut rappeler qu’un jugement est nécessaire pour qu’elles donnent lieu à une condamnation. Là encore des critiques légitimes se font entendre, notamment sur le contexte de certaines comparutions immédiates. Mais à notre connaissance, aucun « gilet jaune » n’a pour autant été condamné pour la simple possession d’un masque de protection et de dosettes de sérum physiologique.
2. Si Chérif Chekatt n’a pas été interpellé, c’est parce qu’il n’était pas présent à son domicile
Le suspect de la fusillade de Strasbourg était déjà connu pour son lourd passé judiciaire, sans lien avec des actes terroristes. Avant l’attaque de mardi, il était déjà recherché dans une affaire de vol à main armée en août avec une tentative d’homicide, selon une source proche du dossier, sans lien avec la fusillade du soir.
C’est dans le cadre de cette affaire que Chérif Chekatt aurait dû être interpellé mardi matin par les gendarmes et les fonctionnaires de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mais il n’était pas à son domicile. Une grenade et un pistolet ont effectivement été retrouvés chez lui, mais contrairement à ce qu’ont pu laisser entendre certains « gilets jaunes », ces éléments auraient tout à fait pu légitimer des poursuites, tout comme les faits pour lesquels son domicile a été perquisitionné par les gendarmes. En résumé, on ne peut pas dire qu’il a été délibérément laissé en liberté.
3. On peut tout à fait enfermer un terroriste avant qu’il ne passe à l’acte
Au fond, opposer les interpellations de « gilets jaunes » et les « fichés S » a peu de sens. Le cas des manifestations du 8 décembre montre au contraire pourquoi engager des centaines de procédures contre des « fichés S », sans les étayer suffisamment, aboutirait vraisemblablement à un fiasco judiciaire.
Certes, plus de 2 000 personnes ont été interpellées lors de l’« acte IV » du mouvement des « gilets jaunes ». Mais à l’arrivée, la majorité des procédures n’ont abouti à rien, faute d’éléments matériels justifiant une condamnation. Seuls ceux qui ont commis des violences, ou qui arboraient un équipement démontrant leur projet d’en commettre aux yeux de la justice, ont été punis.
Les exemples de poursuites avant passage à l’acte sont nombreux
Le même principe s’applique dans le cas du terrorisme, avec un arsenal juridique en réalité beaucoup plus garni que dans le cas des manifestations. D’abord, le fait de prévoir un attentat est réprimé, avant même le passage à l’acte, au nom de l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et de l’entreprise individuelle de terrorisme. De même, le simple fait de faire l’apologie du terrorisme est poursuivi par la loi. Tous ces motifs suffisent à poursuivre et placer en détention préventive un potentiel terroriste.
Et les exemples ne manquent pas : en août 2016, par exemple, trois mineurs qui avaient formulé le désir de passer à l’acte ont été interpellés en France et en Belgique. Ils ont été condamnés à quatre ans de prison. En avril 2017, deux hommes âgés de 23 et 29 ans sont interpellés à Marseille. Des armes, des explosifs et un drapeau du groupe terroriste Etat islamique sont découverts dans leur appartement, justifiant leur mise en examen pour terrorisme. En mai 2017, c’est un ancien soldat radicalisé qui est mis en examen après la découverte dans sa voiture d’armes de signes de son allégeance aux djihadistes.
Ces cas concrets montrent bien qu’on peut poursuivre, enfermer et condamner les individus les plus dangereux, à condition de disposer de charges suffisantes à leur encontre. A l’inverse, on ne peut pas poursuivre et enfermer un citoyen sur de simples supputations, hors de toute procédure pénale. Tout le défi du travail des services de renseignement est d’identifier des personnes suspectes, qui pourraient exprimer des idées terroristes et élaborer des projets d’attentats, et de les surveiller, notamment avec les fameuses fiches « S ».
On peut bien sûr questionner et critiquer la lutte antiterroriste telle qu’elle est pratiquée depuis plusieurs années, mais il est faux de laisser entendre qu’aucune loi ne permet de réprimer les djihadistes en puissance.
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