Qui ne connaît pas le Boléro de Ravel ? Qui n’a pas en tête ce rythme lancinant et cette simple mélodie répétée par les différents instruments de l’orchestre ? Danse macabre, jurent les uns ; montée vers l’extase, tranchent les autres. Un petit miracle, produit dans l’urgence par un musicien réputé pour sa lenteur.
Depuis la création du ballet original, en 1928, son succès n’a jamais faibli. L’œuvre a inondé les salles de spectacle mais aussi les bacs des disquaires, les écrans de cinéma, les spots publicitaires, les standards téléphoniques ou les salons de coiffure. On estime qu’elle serait jouée tous les quarts d’heure quelque part sur Terre. Compte tenu de sa durée – dix-sept minutes, selon les indications du compositeur –, ses célèbres motifs de caisse claire pourraient ne jamais s’arrêter, véritable pulsation du monde.
Cette aventure unique en cache pourtant une autre, tout aussi singulière mais nettement moins glorieuse. Une histoire d’héritage, de bataille autour des droits d’auteur, de conflits devant les tribunaux. Une histoire d’influences, d’amitié, d’amour même, et de trahisons. Une histoire d’argent, surtout, où les sommes considérables générées par le tube planétaire et les autres œuvres du musicien français aboutissent dans une pléiade de paradis fiscaux : des Antilles néerlandaises aux îles Vierges britanniques, du Vanuatu à Gibraltar en passant par Monaco.
Cette tumultueuse saga a déjà fait l’objet de nombreux récits. L’entrée de l’œuvre dans le domaine public, en mai 2016, semblait devoir y mettre un point final. Mais des documents retrouvés dans le cadre des « Paradise Papers », une enquête internationale du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, et de nouvelles informations colligées par Le Monde attestent du contraire : près de quatre-vingt-dix ans après sa composition, le Boléro suscite toujours les convoitises.
Odyssée successorale
Cette odyssée-là commence à la mort de Maurice Ravel, le 28 décembre 1937. Célibataire, sans enfant, le compositeur n’a pas laissé de testament. Son frère Edouard, ingénieur dans l’industrie, hérite de sa maison de Montfort-l’Amaury (Yvelines) et des droits sur ses œuvres. Il transforme la première en musée et profite des seconds pour créer une fondation.
Mais en 1954, Edouard et sa femme sont victimes d’un grave accident de la route. Ils s’adjoignent les services d’une masseuse, Jeanne Taverne, 48 ans, également fabricante de boutons et vendeuse de canaris. Deux ans plus tard, la femme d’Edouard meurt. Jeanne Taverne et son mari, Alexandre, s’installent dans la maison d’Edouard Ravel, à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques). Elle devient sa gouvernante ; lui, ancien mineur, puis coiffeur, fait office de chauffeur.
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